Un droit à l’enfant en dépit de l’inviolabilité du corps humain ?

Mercredi 9 février a été diffusé le téléfilm Qu’est-ce qu’elle a ma famille ? adapté de l’ouvrage éponyme de Marc-Olivier Fogiel qui traite des parcours de parents d’intention ayant recours à la gestation pour autrui. Si une partie du public semble s’être émue du “combat” pour l’accès à la parentalité, l’angle privilégié des récits mettent au premier plan les parents d’intention rendant les gestatrices quasi anecdotiques. Qui sont-elles ? Ont-elles vraiment le choix ? Parler de GPA éthique a-t-il du sens ?

La gestation pour autrui correspondait à « une pratique séculaire destinée à pallier l’infertilité d’une femme qui ne peut porter un enfant en permettant à une autre femme de porter un enfant qu’elle remettra à la femme infertile » [1]. Le texte de la Genèse [Gn 16:1-3] sur la naissance d’Ismaël, premier fils d’Abraham conçu avec la servante de son épouse Sarah, Agar, pour pallier l’infertilité de celle-ci est considéré comme le texte le plus ancien faisant référence à la pratique de la GPA. Si l’autorité historique est discutable, il sert souvent d’argumentum ad antiquitatem. Entre autre, l’ancienneté de ce récit rendrait légitime la pratique de la GPA. Au-delà du caractère sophiste de cet argument, il est nécessaire de rappeler l’absence d’agentivité de la servante : en effet, la servilité d’Agar à l’égard de sa maîtresse Sarah ne lui permettait pas de s’opposer à sa volonté d’exploiter ses capacités de reproduction dans le but d’assouvir son désir personnel de maternité. Toutefois, historiquement parlant, on situe les premiers cas de GPA à la Rome antique pour « pallier l’infertilité de l’épouse », mais aussi « lutter contre la mortalité infantile » [1bis].

Aujourd’hui, la GPA renvoie plus communément à la contractualisation de la charge de la grossesse avec une femme fertile. Cette contractualisation peut être un échange explicitement marchand : les parents d’intention rémunèrent la gestatrice en échange de la progéniture. Certains pays comme le Canada ou l’Australie privilégient une GPA dite altruiste. Dans ce cas, la gestatrice n’est pas à proprement rémunérée, mais les frais de grossesse sont pris en charge ou remboursés par les parents d’intention. Si certains pays interdisent totalement cette méthode de procréation médicalement assistée (France, Espagne, Italie, etc), d’autres n’ont pas de loi mentionnant explicitement sa prohibition ou son autorisation (Chine, Brésil, Argentine, etc). [2]

  • Quand droit à l’enfant rime avec droit à disposer du corps d’autrui

Selon un sondage de l’Ifop commandé par l’hebdomadaire Femme actuelle, à la question « Seriez-vous favorable ou opposé au fait d’autoriser le recours à une mère porteuse en France ? », 72% des femmes y seraient favorables pour les couples hétérosexuels et 10% de moins pour les couples homosexuels [3]. Seulement, quelle considération apporter à ces résultats ? Déjà critiqués sur la fiabilité de leurs résultats [4], les sondages prétendent implicitement pouvoir se substituer à toutes réflexions, prétextant qu’il est possible de relever un consensus pour n’importe quel propos. Or, comme Bourdieu le formulait dans son célèbre texte « L’opinion publique n’existe pas » : « Les problématiques qui sont proposées par les sondages d’opinion sont subordonnées à des intérêts politiques, et cela commande très fortement à la fois la signification des réponses et la signification qui est donnée à la publication des résultats. […] L’opinion publique qui est manifestée dans les premières pages de journaux sous la forme de pourcentages […], cette opinion publique est un artefact pur et simple […]. » [5] Le sondage ne rend alors définitivement pas compte des problématiques que soulèvent la question de la GPA depuis plusieurs années.

En faveur de cette procédure, deux principaux arguments sont mobilisés : l’échange de bons procédés et la solidarité. Le premier argument consiste à distinguer la marchandisation de l’exploitation, objectant que « l’une n’entraînant pas nécessairement l’autre, puisque si le prix satisfait les deux parties, l’échange est gagnant-gagnant » [6]. Le second argument est généralement mobilisé pour les cas d’infertilité féminine. La maternité de substitution serait alors un don [7]. Ces deux arguments soulignent pourtant deux problématiques liées à la GPA. D’une part, et comme je l’expliquais dans le cadre de la sexualité et du désir féminin (cf. Libre de se soumettre), la variabilité des conditions du consentement ne permet pas de considérer un accord comme légitime par défaut, puisqu’il est toujours déjà situé. Ici, le consentement des gestatrices est, en réalité, conditionné par leur précarité, que la procédure soit dite altruiste ou commerciale par ailleurs. La distinction entre “dédommagement” et “rémunération” se fait seulement sur la hauteur de la somme versée, mais comme le rappelle Laila Agorram : « Je n’ai encore jamais croisé de gens qui seraient capables de donner du temps, de l’énergie, du sang, de la santé contre “rien”. La loi tolère une indemnité pour la personne qui arrête de travailler et qui met sa vie entre parenthèses, mais où est la frontière entre l’indemnité et la rémunération ? L’objectif pour les médecins c’est de vendre la destination mais ne surtout pas dire qu’il y a des transactions financières, ce serait désastreux pour leur image. […] Faire mère porteuse c’est s’assurer une sécurité là où le travail manque, où le salaire moyen est en chute libre, où la prostitution explose, où il n’y a pas beaucoup de solutions pour s’en sortir. » [8] De fait, l’argument du don n’est plus recevable, et ne l’a jamais véritablement été. Si le camp en faveur de la GPA s’imagine l’acte du don d’enfant à sens unique, sans contrepartie, en plus d’être factuellement faux, le don en soi n’est pas un abandon, mais se fonde sur la réciprocité, c’est-à-dire un contre-don qui rend compte de la valeur du service rendu.

Ces premières limites argumentatives démontrées, il reste toujours le supposé inaliénable choix. Héritier de la révolution sexuelle et de la deuxième vague féministe, le sacro-saint choix est mobilisé en dernier recours pour balayer la défiance et l’incertitude à l’égard de la GPA. Qu’importe qu’elles le fassent pour des raisons financières, qu’importe les complications et autres risques vitaux encourus par les gestatrices pendant la grossesse et/ou l’accouchement : elles choisissent délibérément de porter l’enfant d’un•e autre. Ce choix leur appartient et si la législation l’autorise, finalement, qui sommes-nous pour nous interposer ? Dans son article « Choice Feminism and the Fear of Politics », Michaele L. Ferguson fait une critique de la suprématie du choix dans une perspective féministe. Précisément, elle examine le phénomène du choice feminism caractérisé par trois idées :

  1. La liberté se définit par la capacité à faire des choix individuels. Par conséquent, toutes décisions prises par une femme serait l’expression même de son agentivité.
  2. La capacité à faire des choix individuels étant le seul critère de mesure de la liberté accordée aux femmes, ceux-ci ne peuvent être critiqués.
  3. Les choix individuels de femmes libres ne pouvant être critiqués, cela indiquerait que nous nous trouvons désormais dans une ère postféministe.

L’essentiel de la théorie du choice feminism se résume à la volonté propre des individus. Pour Ferguson, faire du choix individuel l’alpha et l’oméga de la théorie féministe serait une stratégie de “dédiabolisation” du féminisme : en ne questionnant plus la nature des actions et des décisions prises par les individus sous le seul prétexte que ce qui compte, c’est d’avoir la liberté d’assouvir ses désirs, le féminisme se montrerait moins menaçant, mais aussi plus inclusif. L’objectif global est de convaincre les personnes hostiles, voire les détracteurs du féminisme, de l’intérêt de tous à s’investir dans la lutte. Il fustige la radicalité puisque toutes les opinions se valent, l’exclusivité parce que tout le monde peut/doit être féministe et l’esprit critique considéré comme une forme de jugement – voire, du paternalisme [9].

Dans le contexte de la GPA, l’argument du choix a une fonction similaire : il consiste à taire toute analyse critique de la procédure, rendant les conditions du consentement anecdotiques et donnant un caractère exceptionnel aux dérives observées (comme si celles-ci ne découlaient pas directement de la procédure elle-même, mais seraient des erreurs indépendantes du système de la GPA). Or, la procédure de la GPA est bien un échange marchand qui donne les pleins pouvoirs aux parents d’intention. Elle transforme « la naissance en un processus de fabrication » au cœur duquel se trouve seulement la satisfaction des parents d’intention (impliquant alors un droit de rétraction pour ceux-ci [10]), la gestatrice n’étant réduite qu’au statut d’utérus en location [6bis]. Les modalités de recrutement de femmes fertiles sont un autre constat qui vient mettre à mal l’idée d’une volonté propre et désintéressée. Pour répondre à une offre croissante, certains établissements, comme le centre de médecine reproductive ukrainien BioTexCom, optent pour le racolage, parfois avec l’aide d’anciennes gestatrices. Si le critère principal du recrutement concerne la santé et le potentiel reproductif des femmes pour s’assurer qu’elles puissent satisfaire les demandes, il vise particulièrement celles qui seraient le plus facile à convaincre par leur vulnérabilité.

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À supposer que le sondage de l’Ifop ait une quelconque validité, l’absence de transparence sur le parcours des gestatrices « présentées dans les reportages comme femmes alibi, prêtes à l’asservissement volontaire par abnégation » explique probablement l’approbation croissante des Français•es à l’égard de la GPA. Mais le consensus supposément mis en exergue ne peut être authentique si la GPA est présentée « comme solution médicale pour désamorcer d’emblée toute velléité critique de la part des personnes sondées » comme le rappelle la Coalition Internationale pour l’Abolition de la Maternité de Substitution (CIAMS) [11]. Pour qu’une opinion éclairée puisse être exprimée, il faut poser correctement et honnêtement les termes du débat, à savoir définir la GPA pour ce qu’elle est : de l’exploitation reproductive. Par conséquent, lorsque se pose le débat de la légalité de la GPA, on ne peut pas formuler la question autour du souhait de parentalité – aussi bouleversant les problèmes de fertilité puissent être pour une personne ou un couple – mais replacer au cœur du débat celles qui engagent leur corps et leur santé pour assouvir un désir qui ne leur appartient pas, ainsi que la question de la dignité humaine dans le cadre de ce processus.

Christie Kaïnze-Mavala

[1] MÉCARY Caroline. PMA et GPA. Des clés pour comprendre. « Que sais-je ? », Presses Universitaires de France, 2019

[2] « What are the moral implications of using another woman’s body in order to fulfill a personal wish

for procreation? Should Public Policy allow surrogacy? », Medium, 2018 [en ligne]. URL : https://medium.com/@juliette.antoine/what-are-the-moral-implications-of-using-another-womans-body-in-order-to-fulfill-a-personal-wish-f696479824bc 

[3]  Ce que les Françaises attendent de la personnalité qui sera présidente(e) de la république, ifop, janvier 2022 [en ligne]. URL : https://www.ifop.com/wp-content/uploads/2022/02/Res.detailles-Ifop-FA_2022-02.04.pdf 

[4] « Quelle crédibilité accorder aux sondages ? », France Culture, 2021 [en ligne]. URL : https://www.franceculture.fr/emissions/l-esprit-public/la-concentration-des-medias-nuit-elle-au-pluralisme 

[5] Retrouvez la retranscription intégrale du texte en ligne : https://lmsi.net/L-opinion-publique-n-existe-pas 

[6] SEGALEN Martine. « Pourquoi la gestation pour autrui dite “éthique” ne peut être », Travail, genre et sociétés, vol. 38, n°2, 2017, pp. 53-73.

[7] Gaille Marie. « Le débat français : une toile d’arguments moraux pour un acte controversé », Les Cahiers de la Justice, vol. 2, no. 2, 2016, pp. 289-302.

[8] « Grèce : le commerce lucratif de la GPA », Public Sénat, 2017 [en ligne]. URL : 

https://www.publicsenat.fr/article/societe/grece-le-commerce-lucratif-de-la-gpa-75298

[9] Ferguson, Michaele L. « Choice Feminism and the Fear of Politics. », Perspectives on Politics, vol. 8, n°1, [American Political Science Association, Cambridge University Press], 2010, pp. 247–53.

[10] « Damaged babies and broken hearts: Ukraine’s commercial surrogacy industry leaves a trail of disasters », ABC News (Australia), 2019 [en ligne]. URL : https://www.abc.net.au/news/2019-08-20/ukraines-commercial-surrogacy-industry-leaves-disaster/11417388 [11] « GPA : Un marché aux femmes », dossier réalisé par Marie-Josèphe Devillers et Ana-Luana Stoicea Deram pour la CIAMS [en ligne]. URL : https://mouvementdunid.org/wp-content/uploads/2021/01/PS206_Dossier.pdf

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