« Mignonnes » face à la panique morale

En août dernier, Netflix US crée une polémique sans précédent avec l’annonce de la mise en ligne de Mignonnes sur sa plateforme pour début septembre. En effet, contrairement à l’affiche d’origine pour la sortie dans les salles françaises prévue, la plateforme de streaming privilégie une affiche sur laquelle les jeunes actrices au cœur de l’intrigue, quasi toutes mineures, prennent des positions lascives. S’ensuit alors une campagne virtuelle de censure contre le film de l’autre côté de l’Atlantique, accusé de faire la promotion de la pornographie infantile et de l’islamophobie.

Les abonnés américains n’ayant pas encore pu le visionner réclament d’abord la suppression du film de la plateforme, puis face à l’inflexibilité de Netflix qui changera l’affiche promotionnelle, appellent directement au boycott et à une suspension massive des abonnements chez les utilisateurs en protestation. À cela s’ajoute le cyberharcèlement et les menaces à l’encontre de la réalisatrice, Maïmouna Doucouré, et enfin le point de non-retour : le sénateur républicain Ted Cruz interpelle le Ministère de la Justice pour enquêter sur le film et la potentielle promotion de l’hypersexualisation de mineures dont on l’accuse. Le 15 septembre, Netflix sera finalement inculpée par le grand jury du comté de Tyler, au Texas, qui l’accuse de délibérément promouvoir « l’exhibition obscène » de mineures [1]. En Turquie, la diffusion du film est interdite.

Du côté français, les critiques prennent en compte les attentions de la réalisatrice et le message politique qu’elle tente de faire passer à travers son film. En effet, Mignonnes est un coming out of age movie, soit, un film qui dépeint le passage de l’enfance à l’âge adulte, ce moment de suspension qu’est l’adolescence et qui se caractérise chez les jeunes filles par la confrontation à diverses modèles de féminité adulte qu’elles veulent/doivent (d’après les normes sociales) reproduire. C’est exactement l’histoire du personnage d’Aminata, surnommée Amy : « Elle navigue entre deux modèles de féminité. L’un représente les origines traditionnelles de sa mère. Et l’autre est un groupe de jeunes filles appelées « Mignonnes » » explique la réalisatrice dans son entretien “Why I Made Cuties” pour Netflix [2].

La réalisation de ce film part à la fois d’un constat social sur l’hypersexualisation des jeunes filles, et de sa propre expérience de jeune française née de parents immigrés sénégalais prise dans une double culture. C’est d’abord dans une fête de quartier qu’elle confronte pour la première fois, l’autosexualisation des pré-adolescentes : « Sur une scène, plusieurs groupes de danseuses se succédaient. D’un coup, des jeunes filles de 11 ans se sont mises à danser de façon très sensuelle et suggestive. J’ai été choquée par ce que je voyais. J’ai donc essayé de comprendre leur démarche. […]. J’écoutais leur récit, je prenais des notes, parfois je les filmais. Tout ce qui est montré dans le film s’inspire directement de ce que j’ai vu ou entendu.  » [3] Elle comprend alors que ces jeunes filles, comme toutes celles qu’elle a rencontrées lors de sa petite enquête qui dura un an « […] constatent que plus une femme est excessivement sexualisée sur les réseaux médias, plus elle a du succès. Et les enfants ne font qu’imiter ce qu’ils voient, en essayant d’atteindre le même résultat sans en comprendre le sens. » [2bis] D’autre part, le personnage d’Amy est construit à partir de sa propre expérience :  « Comme Amy […] j’étais tiraillée entre deux modèles de femme, l’un issu de la culture sénégalaise, celle de mes parents, et l’autre issu de la culture française donc occidentale. » [3bis]

Le film parvient, à la fois subtilement et violemment, à nous faire vivre le malaise de la position dans laquelle Amy se trouve. Les deux modèles de féminité auxquels elle est confrontée sont incarnés par sa grande-tante du côté de la “féminité traditionelle” et par son groupe d’amies du côté de la “féminité occidentale”. Il est important de prendre en compte le fait que ce sont, dans les deux cas, un type de modèle parmi la multiplicité des modèles de féminité représentés en Occident ou dans les cultures afro-musulmanes. Contrairement à ce qui a été prétendu, il ne s’agit pas là de confronter un “modèle islamiste” qui serait fustigé face à un “modèle libéral” dont on ferait l’éloge. Il s’agit simplement d’illustrer l’ambivalence de la position d’Amy qui se retrouve à la fois témoin de ce qu’elle vit comme une injustice par l’arrivé d’une seconde épouse dans le foyer familial (mais qui lui est présenté comme un droit auquel son père peut prétendre), et qui, de l’autre côté, se démène pour plaire à un groupe de collégiennes passionnées de danse dont l’esthétique est basée sur ce qu’elles observent dans les clips de musique et de chorégraphie réalisés par des adultes. Lorsque l’on observe le tableau de plus près, on constate que ces modèles sont tous deux dangereux pour Amy.

Le sujet de la sexualisation au cœur du film et surtout mise en avant à travers le modèle libéral, est aussi présent de manière plus insidieuse à travers le modèle traditionnel au moment où surviennent ses premières menstruations. Sa grand-tante lui conte alors l’histoire de l’arrivée de ses premières menstruations décrit comme un rite de passage à l’âge adulte (faisant donc totalement abstraction de cette période de flou qu’est l’adolescence), le mariage qui en a suivit, le drap blanc dont elle est couverte le jour j et qu’elle soulève devant sa famille supposant alors que son corps d’adolescente pubère est exposé à la vue de tous. Cette histoire, elle l’a lui raconte comme le plus beau jour de sa vie et souhaite le même destin à Amy. On comprend alors ici, que le film ne présente pas une opposition entre une modestie et une pudicité exacerbée pour des motifs religieux à une hypersexualisation supposée libératrice et une autodétermination sans limites, mais que les deux modèles de féminité présentés à Amy dépassent son jeune âge et son innocence.

C’est d’ailleurs à la fin du film, à travers une scène forte de symbolique que Maïmouna Doucouré clôture cette bataille. Sur le lit de la petite Amy, se trouve sa tenue de danseuse et la tenue que son père lui a offert pour assister à son second mariage. Amy les a posées là, optant pour un simple jean et un t-shirt. Elle ne finira pas sa chorégraphie lors du concours de danse et n’assistera pas au second mariage de son père, mais ira en bas de chez elle, jouer avec d’autres jeunes filles de son âge. Entre le modèle traditionnel et le modèle libéral, Amy fera simplement le choix d’être une pré-adolescente de 11 ans. Et c’est là encore où les pourfendeurs de la réalisatrice ont eu tort : il a toujours été question de choix. Quand l’imam vient à la rencontre de Mariam, la mère d’Amy, il lui dit avant de partir que si elle ne supporte pas la situation (la polygamie de son mari), elle peut faire le choix de partir. Quelques heures avant le mariage, Mariam va voir Amy et lui rappelle que si elle a choisi d’accepter que son mari épouse une seconde femme et se devait donc d’assister au mariage, Amy, elle, n’y était pas contrainte.

De ce fait, si le film n’est pas catégoriquement exempt de critiques, le fait que des médias ou personnes n’en ayant pas saisi le message puissent en faire une récupération politique malhonnête n’est pas une raison suffisante ou légitime pour empêcher sa diffusion. De plus, il est nécessaire de contextualiser le film, réalisé par une femme noire musulmane qui s’inspire à la fois de sa propre expérience mais aussi de celles de nombreuses autres jeunes pré-adolescentes et adolescentes. Cette fiction s’ancre indubitablement dans le réel. Une réalité que l’on ne souhaite peut-être pas tous affronter.

©Anna Pallier/Le Halo Magazine

Maïmouna Doucouré vs. Internet

Si les vives réactions contre la communication de Netflix US furent légitimes, celles qui visaient directement le film et sa réalisatrice, de la part de personnes s’étant forgées une sévère opinion, uniquement sur la base de la première affiche de Netflix ou sur les quelques extraits décontextualisés qui ont circulé sur les réseaux sociaux, illustrent une forme de panique morale propre à une ère postféministe. Le postféminisme « décrit […] à la fois la diffusion culturelle du féminisme dans le domaine public et un retour de bâton contre le féminisme, en raison des craintes et des angoisses liées à l’évolution de l’“ordre” des sexes » [4]. Autrement dit, le postféminisme correspond à une époque de forte propagation de discours féministes non-différentialistes (c’est-à-dire qui considèrent les catégories de rôles genrés comme étant des constructions sociales et cherchent à les dépasser) et au backlash subit par celles qui portent ce discours du fait du trouble qu’elle sème au sein de l’ordre social. On situe l’émergence du postféminisme à partir des années 1970, soit vers la naissance de la deuxième vague féministe caractérisée en partie par la révolution sexuelle [5], d’où notamment l’idée d’une panique morale.

La panique morale se définit globalement « comme l’anxiété du public face à des formes particulières de comportement “déviant” et menaçant l’ordre social. ». Elle se nourrit principalement des controverses sur lesquelles elle s’appuie pour justifier, notamment dans le cadre d’une récupération politique, des positions et des sanctions conservatrices. Jessica Ringrose précise toutefois que « cela ne veut pas dire qu’une panique ne contient pas des éléments de “fait” ou de “vérité” », donc que la controverse n’est pas toujours forcément objectivement illégitime, mais que « l’ampleur du problème représenté » va être éclipsé par une très forte dimension affective. L’affectivité fit, ici, de la question de l’hypersexualisation des mineures une « source de préoccupation accrue, […] d’anxiété ou de peur », certes, à juste titre, mais passant totalement outre le fait que le film dénonce très précisément ce pour quoi il peut choquer [4bis]. Si on peut reconnaître que le débat sur la sexualité féminine « reproduit […] des croyances patriarcales et moralisatrices sur la […] nature pathologique de la sexualité féminine », il est aussi nécessaire de dépasser le monde des idées afin de confronter l’impact que les discours sur l’autodétermination sans limite et la liberté sexuelle ont sur les adolescentes. À travers la tension que vit le personnage d’Amy, Maïmouna Doucouré questionne tout autant la légitimité et les limites de la féminité religieuse et traditionnelle, que celles de la féminité libérale et moderne.

Christie Kainze-Mavala


Illustrations réalisées par Anna Pallier


Sources citées :

[1] « La plateforme Netflix poursuivie en justice au Texas pour le film “Mignonnes” », franceinfo, 2020. En ligne : https://www.francetvinfo.fr/culture/series/netflix/la-plateforme-netflix-poursuivi-en-justice-au-texas-pour-le-film-mignonnes_4131681.html 

[2] “Why I Made Cuties” – Maïmouna Doucouré Interview, Netflix, 2020. En ligne : https://www.youtube.com/watch?v=Q8dsjAoazdY

[3] « Maïmouna Doucouré :  “Mon enfance me parle encore. Je peux l’entendre !” », Centre national du cinéma et de l’image animée, 2020. En ligne : https://www.cnc.fr/cinema/actualites/maimouna-doucoure—mon-enfance-me-parle-encore-je-peux-lentendre_1276086 

[4] Ringrose Jessica, « Postfeminist Media Panics over girls’ ‘sexualisation’: Implications for UK sex and relationship guidance and curriculum », pp. 30-47, in Sundaram Vanita, Sauntson Helen (dir.), Global Perspectives and Key Debates in Sex and Relationships Education: Addressing Issues of Gender, Sexuality, Plurality and Power, Palgrave Pivot, 2015

[5] « Points de repères : Qu’est-ce que le postféminisme ? », Sciences Humaines, 2010. En ligne : https://www.scienceshumaines.com/points-de-reperes-qu-est-ce-que-le-postfeminisme_fr_25074.html 

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