Libre de se soumettre

Le consentement, défini comme « l’action de donner son accord à une action, à un projet » par Le Larousse, est une condition cruciale dans les relations interpersonnelles. Dans certains domaines, la dimension éthique du consentement est plus prononcée qu’ailleurs, notamment en médecine, en psychiatrie ou encore en droit concernant entre autre les crimes et délits sexuels. Pourtant, si le droit est clair sur la distinction des crimes et délits sexuels par la « violence, contrainte, menace ou surprise » de ces actes — qui illustre donc bien l’absence d’accord — des mythes continuent de planer autour des récits des victimes.

En effet, l’imaginaire collectif se représente la “victime idéale” comme étant forcément une femme, habillée décemment (pas de vêtements “provocants” à travers lesquels pourrait s’exprimer un quelconque type de désir), ayant tenté de s’échapper des griffes de son agresseur. Les “fausses victimes” sont alors celles dont le consentement est considéré comme implicite : des vêtements légers, pas de tentative de fuite, pas d’imprudence (consommation d’alcool). C’est aussi celle qui cède à la pression, à l’insistance, et qui donne finalement son accord à un rapport sexuel, à contrecœur. Dès lors, est-ce que la simple binarité de l’accord en “oui” et en “non” est suffisant pour définir le consentement ? Est ce que l’accord en soi suffit à rendre un acte légitime ?

Sasha*, qui se dit être un pratiquant assez soft du BDSM, me raconte une anecdote lors d’une de ses sorties en club spécialisé. Ce soir là, des hommes et des femmes dominant·e·s promènent en laisse leurs soumis·e·s qui leur doivent une obéissance absolue. Un moment donné, une femme soumise s’assoie, visiblement épuisée, sur l’un des fauteuils, comportement considéré comme insolent dans le cadre de ce jeu érotique. En effet, le répit n’est permis qu’après autorisation du maître ou de la maîtresse, et les soumis·e·s peuvent uniquement s’asseoir sur les genoux de leur maîtres·ses, sinon à même le sol. La sanction ne se fait pas attendre : l’insolente en question est placée au centre de la pièce, à quatre pattes, et fouettée par son maître devant tout le monde. Après ça, ils repartent s’asseoir, mais cette fois-ci, en respectant les règles instaurées par cette hiérarchie érotique : lui sur le fauteuil, elle sur ses genoux. Évidemment que personne n’est intervenu : ce sont les règles du jeu. Il y en a un qui domine, l’autre qui est dominé. Ce rapport de soumission/domination sexuelle et ses limites sont a priori toujours négociés par les deux parties. Et si le maître en question avait dépassé les limites fixées au préalable, elle avait toujours l’occasion de crier “choucroute” pour le lui indiquer. “Choucroute” ou autre chose d’ailleurs, un safeword en somme, un mot sélectionné par les partis qui sert de rappel à l’ordre. Pourquoi pas simplement “non” ou “arrête” ? Parce que le refus est, curieusement, dans ce cadre spécifique du jeu érotique, un aphrodisiaque — chaque “non” sous-entend un “peut-être”, derrière chaque “arrête” se cache un “surtout pas” muet. Autrement dit, la sanction humiliante — et la relation dans son ensemble — était consentie. Et si les deux partis ont choisi et accepté ces conditions (il y a donc liberté de choix et consentement éclairé de la soumise) alors rien de malsain ou négatif ne peut émaner de cette anecdote. A priori. Parce que le consentement éclairé et la liberté de choix prime sur le reste. Pour résumer : si la concernée n’y a vu aucune objection, toute “sur-analyse” critique est considérée comme illégitime.

Le consentement : définition et limites

La caractéristique principale du consentement est l’autonomie décisionnelle, soit le fait de prendre une décision de manière absolument autonome, sans contrainte. Elle va de paire avec une forme de principe de non-nuisance à soi et à autrui (le fait que l’action en question ne doit pas nuire à sa propre personne, ni à la personne avec qui on contractualise l’accord), ainsi que la liberté d’agir et la capacité de faire ses propres choix. En médecine, le consentement du patient ne peut réellement s’obtenir qu’à partir de la seule prétention à la guérison, du bien-fondé du soin, et des bonnes intentions du soignant. Le caractère libre et éclairé, essentiel à la légitimité du consentement donné, se mesure à « la qualité et la quantité de l’information […] transmise ». Pour pouvoir pleinement consentir au soin proposé, le patient doit « être en mesure d’évaluer les conséquences de sa décision ». En somme, un patient qui donne son consentement libre et éclairé à un soin est un patient averti « des risques, des bénéfices et des options alternatives » [1]. De ce fait, le refus ne s’apparente pas nécessairement au non-consentement, comme le rappelle Nicole Pélicier [2], mais peut aussi être le fait d’une mauvaise compréhension du soin proposé (dû à une transmission partielle ou peu clair des informations liées au soin), d’une peur liée aux risques du soin, etc. Néanmoins, peut-on vraiment parler de choix libre à consentir au soin alors que le consentement au soin est, dans un certains sens, contraint par la santé du patient qui est en jeu (il n’a a priori pas d’autre choix que d’accepter les soins qu’on lui propose au vu de sa santé) ? Pour Aristote, le caractère contraint du choix ne le rend pas nul si l’acte que l’individu a été contraint d’exercer a dû être commis pour le bien de l’individu et/ou des autres :

« C’est là encore ce qui se produit dans le cas d’une cargaison que l’on jette par-dessus bord au cours d’une tempête : dans l’absolu, personne ne se débarrasse ainsi de son bien volontairement, mais quand il s’agit de son propre salut et de celui de ses compagnons un homme de sens agit toujours ainsi. […] Volontaires sont donc les actions de ce genre, quoi que dans l’absolu elles soient peut-être involontaires, puisque personne ne choisirait jamais une pareille action en elle-même. » [3]

Cependant, l’exemple d’Aristote et le cas des soins aux patients font parti des rares cas pour lesquels il n’y a pas d’alternative plus convenable, d’où le caractère contraint puisque le champ des possibilités est réduit. C’est souvent des cas où la vie et le bien-être des individus est directement en jeu. En dehors de ces cas spécifiques, le consentement est considéré comme un acte individuel, non pas dans le sens où il n’implique pas un autre mais dans le sens où l’accord ou le non-accord de l’individu ne dépend que de sa volonté propre. Ou du moins, ne devrait dépendre que de sa volonté propre, mais ce n’est pas sans compter sur le caractère social et relationnel de l’autonomie.

Toute action est exercée dans une société, une collectivité à très grande échelle. De ce fait, toute action dépend de cette collectivité, de son système de normes et de valeurs et des répercussions que nos actions peuvent avoir sur les autres membres de la collectivité. L’impératif catégorique kantien reprend en un sens cette idée de lien entre l’autonomie de l’action individuelle et les conséquences que cette action peut potentiellement avoir sur l’ensemble de la collectivité : « Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu puisses vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle. » Cette maxime, qui définit le caractère moral d’un acte à la possibilité de l’appliquer universellement, démontre le caractère contraint du choix de par le contexte dans lequel il a lieu, bien qu’ici les choix ne soient pas restreints. Il pèse toujours sur les individus la responsabilité du collectif, et l’idée d’agir sans prendre en compte les dommages que cela pourrait causer à autrui annule le caractère bien-fondé de l’action. Mais là encore, autrui peut consentir à ce qu’un individu commette un acte qui lui soit dommageable comme le démontre François Hudon avec l’exemple de la tyrannie [4] :

«  Ceux-ci [les oppresseurs] peuvent manipuler ou conditionner leurs victimes de manière à ce que leurs préférences soient modifiées pour être en conformité avec leur situation d’opprimés. […] En effet, pour faire d’une tyrannie une société libre, il suffit de  »convaincre » ses habitants opprimés qu’ils souhaitent obéir aux ordres du tyran. Si le tyran parvient à leur faire adopter de tels souhaits, alors il les aura rendus libres sans changer la nature de son régime. Les opprimés seront donc libérés et dociles. »

Il est donc possible de consentir à ce qu’un individu commette un acte qui nous porte préjudice. Toutefois, le consentement peut être nul si le caractère libre et éclairé de celui-ci n’est pas respecté. En effet, si un individu dissimule les dommages que ses actions peuvent nous causer ou alors nous le présente positivement de telle sorte à travestir le caractère dommageable de l’acte, il est possible que nous ne voyons aucune objection à ce qu’il agisse tel qu’il le voudrait, mais le consentement ne peut pas être valide puisque nous n’avons pas été correctement averti des risques. Une autre raison peut aussi expliquer cela : la position dominante de l’individu. Max Weber définit la domination comme « la chance de trouver des personnes déterminables prêtes à obéir à un ordre de contenu déterminé » [5]. Elle repose donc sur « la docilité […] de ceux qu’elle concerne » [6]. Cette docilité dépend de la légitimité de la domination dont Weber fait une typologie :

  • traditionnelle : dimension immuable et incontestable de la légitimité (exemple : le pape)
  • rationnelle légale : dimension légale et institutionnelle de la légitimité (exemple : le gendarme)
  • charismatique : dimension sacrée et héroïque de la légitimité (exemple : le prophète)

Le consentement peut donc être conditionné par la domination qu’exerce l’individu sur nous, et ne peut être réellement considéré comme libre et dépourvu de toute contrainte dès lors que des règles tacites (ou non), supposent notre obéissance aux désirs du dominant et légitiment sa domination sur nous (légitimité de la domination que nous-mêmes avons assimilée). Toute la question de la relativité du consentement nous amène progressivement à revoir le débat autour de cette notion de consentement, mais aussi autour de la notion de liberté, au sein du milieu féministe. Dans une perspective féministe, la notion de consentement doit prendre en compte le contexte social dans lequel il est prononcé, la place que les femmes ont dans cedit contexte social, et la place que l’individu à laquelle elle donne leur consentement a dans ce même contexte social. Autrement dit, dans un contexte patriarcal où la femme est subalterne, consentir à ce qu’un homme exerce une forme de domination sur soi, sachant que sa domination est toujours déjà légitime d’un point de vue traditionnel (figure du patriarche), ne peut être considéré comme un acte pleinement libre et éclairé.

« Tu dois désirer, tu dois être désirable »**

« Le féminisme, c’est laisser les femmes faire tout ce qu’elles souhaitent. » Cette définition honorable du féminisme vise à considérer, en un certains sens, que tout ce qu’une femme accomplit de son plein gré est émancipateur. Toutefois, elle n’en reste pas moins simpliste et assez critiquable sur son caractère absolu. Simpliste car elle passe sous silence l’environnement social dans lequel émergent ces souhaits, qui fait relativiser le caractère absolu de la légitimité de ces souhaits. Pour expliciter l’idée, prenons un exemple extrême, celui d’une femme qui est née et a grandi dans un environnement familial à l’image de ce que représente la famille nucléaire traditionnelle occidentale dans l’imaginaire collectif. Un père qui fait figure d’autorité, une mère au foyer dont le rôle est de s’assurer de la tenue de celui-ci ainsi que de l’éducation des enfants, une socialisation qui se distingue de celle de ses frères pour le seul motif de son assignation au genre féminin. Cette femme qui a évolué dans cet environnement social va, plus tard, et de son plein gré, probablement reproduire le même schéma familial, en dépit du fait que s’offre à elle diverses autres possibilités. D’après la définition assez commune du féminisme ci-dessus, le fait qu’elle choisisse de reproduire un schéma familial au sein duquel est entretenue une hiérarchie en fonction du genre est tout à fait souhaitable, sur la seule base de sa propre volonté. Ici donc, le contexte qui l’a amené à privilégier cette option semble être insignifiant bien qu’il soit critiquable d’un point de vue féministe. En effet, si « la nature de l’homme est d’être libre et de vouloir l’être », il n’en reste pas moins qu’il peut être amené à consentir à son propre assujettissement ou au moins à la dégradation de sa condition « lorsque l’éducation le lui donne » [7]. Comme l’écrit à nouveau Étienne de La Boétie dans son Discours sur la servitude volontaire : « Les hommes nés sous le joug, puis nourris et élevés dans la servitude, sans regarder plus avant, se contentent de vivre comme ils sont nés et ne pensent avoir d’autres biens ni d’autres droits que ceux qu’ils ont trouvés ; ils prennent pour leur état de nature l’état de leur naissance. ». Pour reprendre la reformulation de Michela Marzano [8] « Personne ne peut imaginer qu’il peut vivre libre, s’il s’est habitué à son état de servitude. » Si cela semble évident dans le cas qui a été exposé, il est légitime de se demander si cela vaut pour l’ensemble des sphères de la société.

La deuxième vague féministe qui émerge dans les années 1960 s’empare de la question de la sexualité des femmes qu’elle transforme en outil d’émancipation. Les militantes, comme l’écrit Lilian Mathieu [9], décident que « plutôt que de voir dans la sexualité une zone à risque pour les femmes, elles l’envisagent comme un espace d’émancipation des normes patriarcales. » Toute sexualité transgressive à l’égard des normes puritaines sur la sexualité des femmes est « acceptable à partir du moment où elle relève de l’échange égalitaire de plaisir entre individus consentants », car « la sexualité ne peut être que l’expression d’un désir mutuel, simultané et réciproque » [10]. Par conséquent, « le consentement serait ainsi non seulement quelque chose qui vient suspendre la sanction […], mais aussi et surtout ce qui permet à chacun de vivre sa sexualité » [11]. Mais comme on l’a vu, l’acte de consentir ne peut se penser en dehors du cadre dans lequel l’accord a été donné.

Pour aller plus loin, on pourrait même aborder les différentes formes du consentement. “Consentir” peut tout autant signifier “permettre” ou “approuver”. Si les signification de ces synonymes sont relativement semblables entre eux, ils possèdent de légers traits distinctifs comme le fait remarquer Marzano [ibid, 2018] : «  la notion oscille entre un sens négatif, “ne pas empêcher”, et un sens positif, “approuver”. […] Dans l’approbation de quelque chose, il y a une participation autre que celle que l’on trouve dans l’autorisation ou dans la permission. » En effet, dans son versant positif, le consentement suppose que l’accord est tout aussi bénéfique à celui qui donne son accord qu’à celui qui le reçoit. Néanmoins, dans son versant négatif, le consentement laisse penser à une forme de passivité chez celui qui donne son accord. Ce sens du consentement renvoie dangereusement à l’idée-reçue selon laquelle le laisser-faire lors d’une agression sexuelle ou d’un viol est une forme de consentement, car la victime “n’empêche pas” à l’autre d’agir. En plus du contexte de l’accord, la polysémie de la notion de consentement permet difficilement d’en faire un principe sacro-saint de la sexualité. À cette difficulté contextuelle et sémantique, s’ajoute une difficulté idéologique lorsque l’on fait du libre choix une valeur suprême :

« Si le consentement suffisait à rendre légitime tout acte, il n’y aurait plus la possibilité, pour une société, d’intervenir à chaque fois que quelqu’un décide de porter volontairement atteinte à son intégrité personnelle ou sa vie. Au nom de quoi pourrait-on par exemple obliger un individu à mettre une ceinture lorsqu’il conduit, si celui-ci consent à prendre des risques ? Au nom de quoi hospitaliser quelqu’un pour l’empêcher de se suicider, s’il consent volontairement à mettre fin à ses jours ? Au nom de quoi interdire l’excision des jeunes femmes consentantes ? » [Marzano, 2018, ibid]

Chez les féministes radicales, on constate des similitudes avec le texte de La Boétie sur la servitude volontaire, notamment chez Andrea Dworkin [12] : « Les idées qui viennent aux femmes passent par les hommes, dans un champ de valeurs culturelles contrôlées par les hommes, dans un régime politique et social contrôlé par les hommes et dans un système sexuel où les femmes sont utilisées comme des choses. » Autrement dit, puisque les femmes naissent et évoluent dans un système façonné par et à l’avantage des hommes, tout ce à quoi elles consentent ne peut être pleinement considéré comme subversif seulement si ce à quoi elles consentent ne suppose pas leur infériorisation, conforme à la norme. Or la question des comportements sexuels est plus complexe que l’a laissé imaginer la révolution sexuelle. En effet, le contrôle de la sexualité des femmes possède ce paradoxe qui consiste à la fois à exiger des femmes qu’elles limitent l’accès à leurs corps et à attendre d’elles une absolu disposition sexuelle aux hommes et à leurs fantasmes. On peut donc être subversive d’un point de vu conservateur, sans l’être véritablement à l’égard du patriarcat dans sa globalité comme le fait remarquer Catharine Mackinnon [13] : « Aimer être violentée, que l’on appelle ça du masochisme ou du consentement, en vient à définir la sexualité féminine, légitimant ainsi tout ce système politique en cachant le rapport de force qui le fonde. […] C’est pourquoi interpréter la sexualité féminine comme une expression de l’autonomie des femmes, comme si le sexisme n’existait pas, est toujours péjoratif, étrange et réducteur. » Cette complaisance vis-à-vis de sa propre soumission est liée à une forme d’aliénation de l’autonomie***, qui permet aux femmes de construire un rapport distant, presque étranger, à leur propre corps, et par extension, de se traiter en objet de plaisir. La Vie sexuelle de Catherine M. (2002) en est d’ailleurs une belle illustration : « Je suis docile non par goût de la soumission […] mais par indifférence, au fond, à l’usage qu’on fait des corps. »

C’est pourquoi, et puisque « le consentement s’inscrit dans la réalité du vécu », dans une perspective féministe, prétendre à une capacité de consentement et à une liberté de choix totale des femmes sur leur sexualité lorsque « la domination masculine part de ce constat et de la nécessité subséquente pour l’homme de s’approprier le corps féminin. » [14], c’est passer outre toutes les contraintes qui leurs sont imposées comme si la sexualité pouvait se soustraire au social et au politique. Pourtant, si cette position est justifiée, elle n’en ait pas moins fustigée de par son paternalisme.

Critique du consentement et paternalisme : les limites d’une accusation

Le paternalisme désigne, par définition, un « comportement d’autorité sous couvert de protection qui rappelle celui d’un père à l’égard de son enfant » [15]. Dans le cadre d’une critique du consentement dans une perspective féministe, les accusations de paternalisme sont dues au fait que remettre en question le caractère absolument libre et éclairé du consentement et des choix des femmes revient  à nier leur capacité d’autonomie. Or c’est précisément ce qui justifia (et justifie encore aujourd’hui dans certains pays) la tutelle masculine dont elles furent (ou sont) l’objet. Pour autant, si cette accusation semble être fondée elle n’en reste pas moins limitée pour plusieurs raisons. Tout d’abord, réfuter toute critique du consentement dans une perspective féministe, au vu des argumentations énumérées ci-dessus, c’est nier ou refuser d’admettre que le système de normes et valeurs actuel est toujours influencé par le patriarcat.

En ce qui concerne précisément la considération catégoriquement péjoratif du paternalisme, il peut aussi être remis en question. Le principe de non-nuisance, mentionné plus haut et théorisé originellement par John Stuart Mill, peut être un contre-argument à cette accusation. À l’origine, le principe de non-nuisance repose sur l’idée que « la seule raison légitime que puisse avoir une communauté civilisée d’user de la force contre un de ses membres, contre sa propre volonté, est d’empêcher que du mal ne soit fait à autrui » [16]. Elle consiste donc d’abord à empêcher un individu d’user de sa liberté d’agir afin de nuire à autrui, mais sa définition va être élargie, incluant le préjudice à soi, notamment avec l’exemple du contrat d’esclavage : « Il n’est plus libre, mais il se trouve désormais dans une position telle qu’on ne peut plus présumer qu’il ait délibérément choisi d’y rester. » Par conséquent, et puisque « le principe de liberté ne peut exiger qu’il soit libre de n’être pas libre » car « ce n’est pas la liberté que d’avoir la permission d’aliéner sa liberté », considérer le contrat d’esclavage comme nul permet de maintenir la capacité d’autonomie de l’individu [Marzano, 2018, ibid]. Transposer au débat féministe sur le consentement, ce serait antinomique que d’approuver qu’une femme puisse se soumettre à un homme, même délibérément.

Toutefois, à cette défense d’une légitimité relative du paternalisme, s’oppose l’idée que personne n’est mieux placé que soi pour savoir ce qui pourrait nous être bénéfique ; que l’on peut de nouveau objecter en exposant une énième limite du consentement. Comme l’écrivent Alexandre Jaunait et Frédérique Matonti [17], le consentement « suppose l’égalité des partenaires et des conditions sociales de possibilité d’un choix », or « si la domination masculine est la structure de pouvoir fondamentale, que vaut le consentement ? » Pour Mackinnon, la réponse à cette question est évidente : « Aussi longtemps que l’inégalité sexuelle sera inégalitaire, et sexuelle, les tentatives de revaloriser la sexualité des femmes, comme si les femmes la possédaient réellement autant et pas seulement grammaticalement, se borneront à réduire les femmes à ce qu’on leur impose d’être. » [Mackinnon, De Gasquet, 2012, ibid]

Par conséquent, l’argumentaire antipaternaliste est une critique insuffisante du fait que, sous prétexte de défendre la capacité d’autonomie absolue des femmes, il en vient à dépolitiser radicalement la question du consentement en coupant court à toute formation de « jugement sur la valeur des différents choix possibles » et de « critique sur quels choix devraient être évalués et quels choix ne sont que des illusions », suggérant que « comme les choix sont individuels, ils n’ont pas de conséquences sociales » [18].

*Le prénom a été modifié par soucis d’anonymat

**Michel Houellebecq

***Carole Pateman

Christie Kaïnze-Mavala


Illustration réalisée par Anna Pallier


[1] Pélicier Nicole. « Un consentement pleinement libre et éclairé ? », Laennec, vol. tome 59, no. 4, 2011, pp. 24-30.

[2] Pariseau-Legault Pierre, Doutrelepont Frédéric. « L’autonomie dans tous ses états : une analyse socio-juridique du consentement aux soins médicaux », Recherche en soins infirmiers, vol. 123, no. 4, 2015, pp. 19-35.

[3] Aristote. Éthique à Nicomaque, Flammarion, 2004

[4] Hudon François. « La liberté dépend-elle des préférences individuelles ? », Raisons politiques, vol. 43, no. 3, 2011, pp. 35-58.

[5] Dollo Christine, Lambert Jean-Renaud, Parayre Sandrine. Lexique de sociologie, Dalloz, 5e édition, 2017

[6] Guillarme Bertrand. « Deux critiques du consentement », Raisons politiques, vol. 46, no. 2, 2012, pp. 67-78.

[7] De la Boétie Etienne, Discours sur la servitude volontaire, 1576. En ligne

[8] Marzano Michela. « Le mythe du consentement. Lorsque la liberté sexuelle devient une forme de servitude volontaire », Droits, vol. 48, no. 2, 2008, pp. 109-130.

[9] Mathieu Lilian. Sociologie de la prostitution. La Découverte, 2015

[10] Brenot Philippe. L’éducation à la sexualité. Presses Universitaires de France, 2007

[11] Marzano Michela. L’éthique appliquée. Presses Universitaires de France, 2018

[12] Dworkin Andrea. Les femmes de droite, Remue-Ménage, 1983

[13] Mackinnon Catharine, De Gasquet Béatrice (trad.). « Sexuality », Raisons politiques, vol. 46, no. 2, 2012, pp. 101-130.

[14] André Jacques. La sexualité masculine. Presses Universitaires de France, 2013

[15] https://www.universalis.fr/dictionnaire/paternalisme/

[16] Orobon Frédéric. « Le « paternalisme libéral », oxymore ou avenir de l’État-providence ? », Esprit, vol. juillet, no. 7, 2013, pp. 16-29.

[17] Jaunait Alexandre, Matonti Frédérique. « L’enjeu du consentement », Raisons politiques, vol. 46, no. 2, 2012, pp. 5-11.

[18] Glosswitch, TRADFEM (trad.). « “Sex-positive” feminism is doing the patriarchy’s work for it », The New Statesman, 2014. En ligne

Un commentaire sur « Libre de se soumettre »

Laisser un commentaire