Burn-out‌ ‌‌de l’open‌ ‌space‌‌ ‌: ‌quelles‌ ‌échappatoires‌ ‌pour‌ ‌ce‌ ‌théâtre‌ ‌de‌ ‌l’aliénation‌ ‌?‌ (Partie 3/3)

L’open space ne peut être qu’une mascarade, qui camoufle elle-même ses propres défauts, tentant de faire croire, aux employés, mais aussi à ceux qui ne connaissent pas ce type d’espace de travail, qu’il est la panacée, un remède universel aux transformations du monde du travail actuelles. Or, l’open space n’est rien de cela, et même, ne semble plus assez stratège pour berner tout un chacun d’illusions, si bien que, une des conséquences de cela, c’est que « c’est désormais chez soi que l’on tâche de recréer le “bureau paysager” de ses rêves. [1] » L’open space a tiré un trait sur la possibilité d’être un espace de travail qui puisse véritablement donner envie aux employés de s’investir dans leur entreprise ; c’en est presque devenu un lieu de passage, que l’on quitte aussi rapidement que l’on y entre.

Néanmoins, comme c’est le lieu de l’impossible révolte — et comme démissionner est toujours une décision à mûrir —, il apparaît difficile, tout à la fois de quitter l’open space, et d’en penser le renouveau. La pensée de l’Ailleurs n’existe pas dans ces espaces de travail, et toute réflexion est mue par les contraintes émanantes des nouvelles méthodes managériales. C’est par leur biais que le contrôle s’effectue, comme le pense Thibault Le Texier qui explique que « les grandes forces subjectivantes sont aujourd’hui davantage le management et le marketing que l’administration publique, le droit et la police. Et la normalisation des comportements passe moins par des voies religieuses, juridiques ou médicales que par les phénomènes de production, de consommation et de gestion. [2] » En ce sens, c’est le capitalisme et le libéralisme économique qui régissent véritablement la pensée et les corps de ceux qui se placent — par défaut ou sciemment — sous son joug. Dans sa prise en compte jusque-boutiste de l’individu comme autonome, l’ordre économique actuel tend à sa propre survie par une incitation, au niveau de l’employé, à accepter son sort. 

« Cette attitude de l’ordre dominant participe de l’approche behavioriste, qui propose une gestion systématique de l’environnement de l’individu. Ainsi la répression adopte-t-elle, dans nos sociétés dites avancées, un caractère scientifique et un visage humaniste. [3] » Personne n’est dupe, il n’y a rien d’humaniste dans les open space actuels. Il en faut en penser la sortie, voire la destruction, d’autant plus que le caractère scientifique de cette supposée forme de progrès (dans la façon de « faire travail ») n’est plus en débats et s’est révélé faux. 

« Pourquoi les utilisateurs ne s’expriment-ils plus clairement à propos de leur open-space ? La question de l’autorité de l’architecture et du mobilier, les contraintes de l’espace renvoient, d’une certaine manière, à la question de la soumission. Les utilisateurs n’apprécient guère, mais ils acceptent. Pourquoi ? [4] » Il est certain que l’interrogation d’Elisabeth Genel-Pélegrin, ici formulée, n’en est pas une. L’impossible révolte, c’est elle qui nous en parle, mais plus en avant encore, elle explique que les open space n’ont jamais réellement étaient questionnés. La critique qui en fut faite depuis les années 1960 cherchait davantage à désinciter à l’avènement de ce type d’espace de travail plutôt qu’elle ne cherchait à proposer des solutions alternatives. C’est à cela qu’il faut s’atteler, et ce sera sur ce point que nous nous attarderons dans cette troisième et dernière partie du dossier intitulé « Le burn-out de l’open space ? ». 

Il est évident qu’il faut que cette force de proposition, nécessaire au renouvellement des espaces de travail, s’établisse à l’extérieur de ces derniers, en dehors des comités de réflexion qui se positionnent à l’intérieur du système entrepreneurial. Ce renouvellement ne viendra pas d’en haut — des patrons —, car ils se satisfont de l’open space — ni d’en bas — car les employés n’ont aucune opportunité de penser les systèmes de production (au sens large du terme). De plus, « en cas de faute, de refus ou de révolte, le management sanctionne par exclusion, renvoi et relégation plutôt qu’il n’enferme et ne châtie [5] », et c’est ainsi que l’employé ne peut se rebeller en aucun cas. Se rebeller contre l’open space, ce n’est pas seulement désapprouver certaines conditions de travail, c’est refuser une forme de travail capitaliste, fondé sur la performance, l’obéissance, et la flexibilité des tâches assignées.

Penser l’open space — nous nous en sommes rendus compte — c’est penser le travail. Par voie de conséquence, penser les conditions de transformations des espaces de travail, c’est proposer une nouvelle forme de travail qui prenne davantage en compte les employés, sans donner le change d’un système idéal pour autant. La réflexion doit être mutualisée. Humblement, nous essaierons d’éclairer quelques pistes qui nous paraissent avoir l’avantage de considérer le travail pour ce qu’il est (et non pour ce qu’il n’est pas, comme le proposent de faire des entreprises telles que Google ou Amazon, avec des slogans pompeux, ridicules, et anesthésiants), en partant du constat que l’open space est déjà lui-même dans un processus d’autoréflexion, afin de panser ses propres blessures. Plus encore, nous constaterons les diverses formes vers lesquelles l’espace ouvert tend pour alarmer sur ce qu’il ne faudra pas qu’il advienne — une sorte de cri d’alerte qui devrait, en chacun, faire naître l’idée d’une nouvelle réflexion sur l’environnement dans lequel on souhaite travailler.

L’open space contre lui-même, quelle vaine bataille !

L’open space possède tous les défauts que nous avons énoncés dans notre précédent article. Il est bruyant, contraignant, participe d’un processus de publicisation de chaque fait et geste des employés, annihile le caractère intime de l’acte de travail, donne à voir l’image d’une masse anonymisée, masse dans laquelle chacun communique, non avec son collègue, mais avec son ordinateur, qui devient alors l’outil même de l’aliénation, etc. De manière générale, ce dont se plaignent les plus les employés (au vu des nombreux articles belliqueux contre l’open space qu’il nous a été donnés d’examiner) c’est cette absence d’intimité, cette déconcentration permanente due aux nombreuses distractions que tout un chacun devient, à force de taper sur son clavier, de bavarder peu silencieusement avec un collègue éloigné, de passer un appel sans faire attention à son volume de voix, etc.

Toutes ces nuisances ont été réglées partiellement par la bonne volonté des employés, qui, impuissants face à un système qui les dépasse, n’ont eu de choix que d’ériger des murs autour d’eux. Cette réclusion est un signe que l’open space va mal. En outre, cette fortification est une réaction contre la dispersion permanente des employés dont ils sont conscients, « mais cette “montée de murs” est aussi et surtout le symptôme d’un autre phénomène  : tout travailleur éprouve régulièrement le besoin de s’isoler — non pour gérer une affaire privée, mais pour accomplir sa tâche. Au besoin de collaboration qui sous-tend, en l’exagérant, la philosophie de l’espace paysager fait écho un besoin, lui mésestimé, que je qualifierais de « sollaboration ». Comme l’indique son étymologie latine (solus, « seul »), il s’agit d’un besoin de s’extraire temporairement du monde, d’une aspiration au calme, à la tranquillité, à la sérénité, à la prise de recul, à l’introspection et à la réflexion, ou plus simplement d’échapper aux multiples pressions pour accomplir la partie concrète de sa tâche et, dans le meilleur des cas, prendre le temps de faire du “beau travail”. [6] »

Dans l’état actuel des choses, on en est véritablement au stade de la plaisanterie, et l’article de Philippe Zawieja en porte le nom : « S’isoler pour collaborer ». Ce dernier explique que, désormais, « il n’est pas saugrenu de proposer que des salles ou des bureaux soient mis à la disposition de qui voudrait s’isoler — des espaces sollaboratifs en somme ! Le paradoxe est « qu’il s’agit de recréer des bureaux individuels là où ils ont été supprimés il y a quelques années… [7] », preuve aussi que ni les bureaux ouverts, ni les bureaux fermés ne sont des solutions parfaites. En ce sens, on en vient à croire qu’il est impossible de penser l’après-bureau, d’autant plus que les plateaux ouverts (formes extensives de l’open space) et le télétravail ont démontré leur faiblesse.

L’open space est donc entré, depuis quelques années déjà, dans une période de remise en question de lui-même, s’inscrivant alors dans son propre paradoxe, et remettant lui-même en cause ses conditions d’existence. L’ouverture est-elle une solution ?, se demande-t-il désormais. A créer autant d’espaces sans nuisances, on en arrive à croire que non. Toutefois, là où l’open space assure sa pérennité c’est en dissimulant sa faiblesse derrière l’idée que, ces espaces-là — « sollaboratifs », s’il en est —, ont été pensés pour le bien-être des employés. On camoufle quelque peu la raison principale de l’avènement de ces espaces pour insister sur leur aspect bénéfique ; or, il n’existerait pas de tels lieux s’il n’y avait pas eu d’open space. Ce qui est nié, c’est le lien de causalité qui lie la conséquence (dont on fait les louanges) à la cause. Il en va de façon analogue pour la multiplication des services individualisés. C’est pour toutes ces raisons que l’on doit réussir à penser l’espace de travail autrement.

Après l’open space

Evidemment, les questions d’aménagement des espaces de travail ne se sont pas arrêtées une fois l’open space couronné de louages. De nombreux spécialistes se sont penchés sur la question, et ont cherché de nouvelles façons d’aménager les bureaux. Néanmoins, ce que nous remarquons aisément c’est que les propositions qui furent faites depuis, et réalisées, concrétisées dans certains cas, se fondaient sur les mêmes objectifs, à savoir : faciliter la communication intercollégiale, économiser des mètres carrés (et donc sur le coût des loyers), et améliorer la flexibilité. En fait, rien n’a changé. On pense l’après-open space comme on a pensé l’open space, et cela conduit à une exacerbation des traits néfastes déjà présents dans le premier système. 

De plus en plus, on ne parle plus d’open space mais de flex-office, une réalité vers laquelle les bureaux semblent tendre — proposer aux employés des bureaux partagés, dont chacun prend possession dès qu’il s’y installe, pas avant. Dans cette situation, « chaque matin, à leur arrivée dans les locaux de l’entreprise, les employés partent à l’aventure en quête d’un poste libre et prennent place à côté d’un nouveau voisin. En journée, le jeu des chaises musicales peut continuer. [8] » Flex-office, « chaises musicales », autant d’expressions qui dénotent du ludique et qui introduisent l’idée éminemment importante qu’il existe des tendances dans l’organisation spatiale du travail, et tout une somme de discours qui cherchent à vendre les mérites de telle ou telle organisation. Flex-office, cela veut aussi dire liberté, cela veut dire « Soyez flexibles, adaptez-vous », et c’est toujours aux employés d’opérer cette adaptation, plutôt qu’aux entreprises de s’adapter à leurs besoins. 

« Lorsque l’open space est dynamique, c’est-à-dire lorsqu’aucune place n’est attribuée, et qu’il faut arriver tôt pour bénéficier d’un poste de travail agréable, il se crée une véritable concurrence. Les autres peuvent être perçus comme une menace permanente. On retrouve d’ailleurs des logiques de même nature pour les places de parking qui sont de moins en moins souvent réservées et qui peuvent être moins nombreuses que les besoins, ce qui peut conduire chacun à arriver plus tôt, en espérant devancer les autres. On pourrait parler dans ces cas de précarité spatiale. Ces salariés sentent qu’ils n’ont pas toujours de place, qu’ils sont tributaires d’aléas, qu’ils ne sont pas chez eux dans l’entreprise. Ils ne sont pas en mesure de maîtriser leur espace de travail. [9] » C’est d’ailleurs dont semble en partie se moquer Lina Skoglund dans sa pièce.

A un moment, le personnage de N+1 s’exclame :  « Changement de place ! » et les réactions ne se font pas attendre. N5 s’écrit : « Ca suffit, c’est la quatrième fois en une semaine ! », N4 : « Franchement, ce n’est pas le bon moment. On est occupés là. » Et, N3, de son côté, de rajouter :  « Je perds mes repères à chaque fois. On n’en peut plus. [10] » Quelques répliques après, tous les personnages acceptent ce changement de situation, et c’est là où Lina Skoglund a très bien compris le principe de la servitude volontaire. D’ailleurs, quand N+1 justifie cette procédure — le fait que les employés changent régulièrement de place —, on sent là toute l’ironie de l’open space

N+1 explique : « Je souhaitais animer l’open space en créant de la nouveauté et de l’imprévu afin d’éviter que les habitudes figent les process et maintiennent les employés dans un faux confort où ils cessent de se remettre en question et de se perfectionner. Je suis convaincue qu’il faut toujours rester sur le qui-vive pour innover ! La routine censure l’attitude dynamique que nous nous efforçons toujours de soutenir au sein de l’entreprise. [11] » C’est exactement ce genre de discours qui construisent l’open space tout à la fois comme un espace de travail innovant, plaisant même, mais aussi comme le lieu de l’oubli de soi-même, où l’on échange son bien-être individuel pour la performance de l’entreprise. Cette absence de repères, ce « nomadisme subi » peut donner aux employés « l’impression d’être un “pion” interchangeable. Appliqué à trop grande échelle, le flex office ne pousse pas forcément à tisser des liens avec ses collègues. [12] » 

Quand on parle de ce type d’aménagement, on en arrive au concept de flex-office. Néanmoins, il serait mal-opportun de croire qu’il s’agit là de la seule forme exacerbée de l’open space. On ne peut omettre les lieux où l’on pratique le desk-sharing (ou « bureaux partagés ») qui semblent l’exemple paroxystique de ce qu’il se fait de pire en aménagement de l’espace (du point de vue de l’employé). En vue de faire des économies d’espace, il faut rentabiliser chaque poste de travail également en fonction du temps. Le desk-sharing, c’est cela. « Concrètement, cela implique, pour les salariés, de ne jamais avoir le même bureau et de ne même pas savoir s’ils trouveront une place proche de leurs collègues de travail. [13] » Ce partage crée de nouvelles inégalités, puisqu’il implique de distinguer les employés en fonction de leur nécessité (ou non) à détenir un bureau à temps-plein. 

« Nos études d’occupation des espaces montrent que, dans un siège social, les postes ne sont occupés en moyenne qu’environ 40% du temps. [14] » Ces espaces où la logique des chaises musicales prévaut se sont considérablement développés au sein des entreprises, afin de réduire les coûts afférents à l’utilisation des locaux. « Pour les populations nomades, tels que les commerciaux ou les consultants, la nécessité de disposer d’un espace de travail personnel est de facto loin d’être évidente. [15] » Même s’il s’avère qu’il n’est pas nécessaire que tout employé possède un bureau qui lui soit réservé en tout temps, le fait de partager cet espace participe de la désappropriation du lieu de travail pour ceux qui y évoluent. On parle même, à cet égard, de « postes non attribués », que l’on réserve comme une chambre d’hôtel à l’heure ou à la journée.

Après avoir examiné les concepts de flex-office et de desk-sharing, on remarque largement que ces innovations sont davantage mues par des considérations capitalistes que par la volonté que les employés se sentent « à l’aise » au travail. C’est cet écueil qu’il s’agirait d’éviter, le problème étant que, du point de vue des entreprises, « cette orwellisation des espaces de travail, sous couvert de libération, est incontestablement une tendance d’avenir, au confluent de la technologisation des modes de vie et de l’idéologie de la transparence. [16] » Trouver de nouvelles idées pour contrer ce virage libéral semble complexe ; on remarque d’ailleurs, que tout suit cette idée. « On a inventé quelque chose de pire que le bureau partagé : le bureau « partagé partagé », autrement dit un open space que plusieurs sociétés occupent simultanément, chacune payant au temps d’occupation des sièges. [17] » 

Peut-on réellement arrêter ces transformations ? leur faire prendre une autre direction ? Aujourd’hui, grâce aux nombreuses critiques dont est victime l’open space, il semble qu’on cherche autre chose. On évoque l’idée de créer « l’entreprise libérée » du futur, un concept valorisé depuis 2009 par Isaac Getz qui propose « un nouveau mode d’organisation basée sur la confiance, la remise à plat des hiérarchies, l’auto-détermination. [18] » J’ai l’intuition que cela ne ferait que déplacer le problème, d’autant plus que cela conduit de grandes entreprises comme Google ou Amazon (précédemment citées) à camoufler les défauts de l’open space par une survalorisation des services proposés aux employés. Libérer l’entreprise, libérer les employés, ce n’est pas leur donner un cadre plus enchanteur pour penser leur aliénation, c’est combattre cette même aliénation.

Faire table rase de l’open space

L’avènement de l’open space comme la meilleure organisation spatiale du travail est une menace. Seulement, il faut rappeler, de prime abord, qu’il ne concerne qu’une faible proportion des employés du secteur tertiaire et c’est là un signe d’espoir. Toutes les entreprises ne sont pas encore convaincues du bien-fondé d’un tel aménagement de l’espace de travail. Il semble donc nécessaire de relativiser, tout à la fois l’importance de cette organisation spatiale du travail, mais aussi sa perduration. Qui peut prévoir comment le travail sera spatialement organisé dans dix, vingt ou cinquante ans ? Personne. C’est justement en partant de ce constant qu’il apparaît encore possible de penser le travail autrement, sur la base d’une nouvelle façon d’aménager les espaces de travail.

Pourquoi ne l’a-t-on pas fait avant ? Déjà, il faut noter que ceux qui dirigent sont totalement conquis par ces espaces de travail qui leur permettent d’asseoir leur autorité sur les employés dont ils ont la charge. De plus, certains sont encore convaincus des bienfaits des open space. Il est parfois plus aisé de croire à ces mêmes bienfaits que de remarquer dans quelles mesures ils s’accompagnent d’une série de vices. « L’émergence de formes dominantes d’aménagement est vécue à la fois comme la preuve de leur efficacité et comme la manifestation d’une norme : “ce serait aller complètement à contre courant que de recloisonner les bureaux, tout le monde le sent bien”. [19] » Cet effet-norme se pose comme garant des avantages des espaces ouverts, peu importe, en réalité, si ceux-ci sont efficaces ou non ; la simple démocratisation de cette forme d’espace de travail traduit forcément, dans l’imaginaire commun, l’idée que c’est obligatoirement une bonne idée. 

Je trouve le sarcasme d’Elisabeth Genel-Pélegrin très plaisant lorsqu’elle se demande : « N’y a-t-il pas une certaine paresse à maintenir contre vents et marées ce modèle, sans se donner la peine d’imaginer d’autres solutions ? [20] » Nous sommes convaincus que ne pas chercher autre chose que l’open space relève d’une forme de complaisance dans un système bancal, qui s’est établi sur une conception du travail qui fait de l’employé un laissé pour compte. Néanmoins, comme l’organisation spatiale du travail suit les tendances managériales, il faut aussi revoir celles-ci. Il s’agit de tirer les leçons du passé, et de cesser de croire, déjà, que la communication entre les employés nécessite une ouverture de l’espace quelconque. « On attribue au bureau paysager des valeurs positives de communication qui relèvent en réalité des personnes et de l’organisation du travail plus que des lieux. [21] » L’open space ne peut être la panacée : il s’agit là d’un mythe, et j’espère que le présent dossier vous aura persuadé de cela. Mais, alors, où devrait-on se diriger ? 

La proposition que fait Achille Weinberg me paraît la plus appropriée (parmi toutes celles que la recherche a mis en valeur et auxquelles j’ai eu accès). Son idée est de dire que « la plupart des gens ont besoin de travailler par moment seul et par moments en groupe. [22] » Ce qui ressort de sa proposition c’est que, pour décider d’un aménagement spatial spécifique, il faut avoir une connaissance particulière des besoins des employés, une prise de conscience de ces derniers, processus par lequel les inventeurs de l’open space se sont bien gardés de passer, ce qui aurait dû contrer son avènement. A chaque poste correspond des contraintes : c’est de cela dont il faut prendre conscience. Néanmoins, cette idée intéressante ne saurait tout pallier.

Notre conviction est qu’il faut redonner aux employés, en open space ou ailleurs, la propriété de leur lieu de travail. Qu’un employé soit capable de dire « Je suis là, c’est ma place » et il aura sûrement davantage le goût de s’investir pour l’entreprise dans laquelle il travaille, la proposition étant de replacer l’employé au coeur de l’entreprise, et non le dénigrer au nom du profit comme l’avènement de l’open space l’a fait.

Alors que Jean-François Dortier note que « la gestion du temps a connu récemment des évolutions considérables, contribuant à brouiller les frontières entre-temps de travail et temps libre dans de nombreuses professions » et que «  l’augmentation de la charge de travail et la généralisation de l’ordinateur portable ont permis l’intrusion du travail à la maison [23] », nous remarquons que le phénomène s’exécute aussi en sens inverse. L’environnement de travail que proposent, entre autres les GAFA, qui donnent l’impression d’ « être à la maison » (ou dans un lieu autre que le bureau) participent d’une perméabilisation des sphères sociales. Il faut s’inquiéter de ce que le travail mordille sur la vie privée. Quoi qu’il en soit, il s’agirait de démystifier les écrans de fumée dont se parent les open space et qui cherchent à rééquilibrer des situations dans lesquelles le travail est un fardeau.

« Dans un espace, par définition, homogène, rationnel, fonctionnel, l’individu tend à se créer un territoire personnel et à construire, à travers lui, ses relations à autrui. [24] » Il est donc éminemment important de retrouver un équilibre entre les employés, afin que ceux-ci puissent devenir véritablement maîtres de leur espace de travail, de telle sorte que la production se maintienne, tout en améliorant le confort de tout un chacun. Il s’agirait donc de désacraliser les N+1 omnipotents, afin de recentrer l’espace de travail sur ceux qui y évoluent, à savoir les employés : les mettre véritablement au coeur des processus de décision et d’aménagement en vertu du fait que ce sont les premiers concernés.

Ce dont je suis convaincu c’est que l’open space n’a pas fini de faire couler de l’encre. Cet objet d’études est devenu un objet culturel, propre à produire du discours. D’aucuns diraient qu’il est bénéfique aux entreprises. Peut-être, mais certainement pas aux employés. L’open space est voué à l’échec puisque, même si « les humains sont des animaux sociaux », « ils aiment aussi avoir leur territoire à eux. [25] » Cette coexistence entre employés est une mise en concurrence qui « attaque la solidarité, l’entraide, le partage de valeurs et la capacité des collectifs à décrypter en termes de rapports de force, d’exploitation et de domination capitaliste leur vécu commun du travail salarié. [26] » Pour raviver dans les consciences, la notion de rapport de forces, il faut faire des nouveaux espaces de travail des espaces qui trouvent un équilibre entre ouverture et fermeture. Cela demande de rectifier les open space actuels mais aussi de penser plus largement le futur des espaces de travail.

Plus que la question du bureau, c’est la question du travail qu’il faut se poser, de sa fonction d’aliénation première (qu’on veut, à bien des égards, camoufler). Peu importe l’aménagement des espaces de travail, sa structure même mettra toujours en avant une forme de domination hiérarchique allant de N+1 à N. Pour minimiser les rapports de domination en entreprise, j’ai tendance à croire qu’il faille détruire l’entreprise comme lieu de travail, l’idée étant de laisser à l’employé les conditions de travail dans lesquelles il souhaite opérer. Ce que j’attends, c’est le jour où l’on « viendra à son travail parce que ça sera un moyen — un bureau, une salle de réunion, un équipement bureautique, une convivialité… — dont on aura besoin pour produire, et non pour se conformer aux horaires stipulés [27] »  ou aux injonctions de son N+1. 

Aujourd’hui, personne n’est sans savoir que la jeunesse cherche à trouver davantage de sens au travail. Il n’est pas certain qu’elle accepte de travailler dans des boîtes anonymisantes, qui font des pieds et des mains pour leur faire croire que tout ira bien. Le bureau et le travail, l’acceptation qu’on en a, sont des outils de prises de position. L’idéal des mobilités des jeunes dans le monde du travail trahit cette forme d’engagement envers l’entreprise qu’on souhaite volontaire, libre et consentie. 

A travers ce dossier, nous avons essayé de déconstruire les discours qui avaient été jusqu’à lors produits au sujet des espaces ouverts, et c’est dans cette incomplète quête de vérité que nous nous sommes rendus compte que l’open space ne présente d’avantages que pour une infime part des employés des bureaux, à savoir les supérieurs hiérarchiques qui sont déjà, eux-mêmes, dans une position d’autorité vis-à-vis de l’employé dit lambda. C’est surtout à propos de la dissimulation des travers des espaces ouverts que nous tenté de prouver qu’il n’y a là rien de plus qu’un outil du capitalisme, phénomène par lequel la contrainte de la performance corrompt le caractère humain qui doit être préservé sur les lieux de travail. 

Évidemment, notre propos n’était pas de révolutionner la pensée sur l’espace de travail, et il serait bien prétentieux de dire que nous avons proposé de réelles solutions aux problèmes de la gestion spatiale des bureaux. Néanmoins, je suis persuadé que de telles questions méritent qu’on les interroge avec davantage de zèle. Dans une période de mutation constante des formes du travail (et cela se remarque par exemple avec les débats juridiques sur le Code du travail lui-même), il ne faut pas se contenter d’effleurer le problème, en ne le considérant qu’à peine. L’espace de travail, dans lequel tout employé évolue des jours durant et, en tant qu’il devient un lieu identitaire à proprement parler, se doit d’être à l’image de ceux qui l’investissent : adaptable, respectueux des autres, et honnête. Le mensonge des espaces ouverts doit finir. Pour cela, pour réussir à pallier les problèmes de l’open space, il faut se débarrasser du « paradigme open-space », se décrocher de la pensée dominante, et réinventer un travail qui ne soit plus une domination, mais une force d’entremêlement des savoirs et des techniques, où chacun trouve sa place, et la peut garder.

Félix Raulet


Illustration réalisée par Paul Meslet


Notes de bas de page :

[1] Rezzoug, Leslie. « Open space, pourquoi tant de haine ? », L’Express [en ligne], 25 février 2019.

[2] Le Texier, Thibault. « Foucault, le pouvoir et l’entreprise : pour une théorie de la gouvernementalité managériale », Revue de philosophie économique, vol. 12, no. 2, 2011, pp. 53-85.

[3] Lamoureux, Daniel. « Vers 1984 : surveiller pour contrôler. », Communication Information, volume 4 n°1, 1981. pp. 60-86.

[4] Pélegrin-Genel, Elisabeth. Comment (se) sauver (de) l’open-space ? Décrypter nos espaces de travail, Parenthèses, Marseille, 2016. 

[5] Le Texier, Thibault. « Foucault, le pouvoir et l’entreprise : pour une théorie de la gouvernementalité managériale », Revue de philosophie économique, vol. 12, no. 2, 2011, pp. 53-85.

[6] Zawieja, Philippe. « S’isoler pour collaborer », Les Grands Dossiers des Sciences Humaines, vol. 36, no. 9, 2014, pp. 8-8.

[7] Zawieja, Philippe. « S’isoler pour collaborer », Les Grands Dossiers des Sciences Humaines, vol. 36, no. 9, 2014, pp. 8-8.

[8] Lacroux, Margaux. « Qu’est-ce que le “flex office” ? », Libération [en ligne], 25 octobre 2018.

[9] Linhart, Danièle. « Les nouveaux corps du capitalisme », Connexions, vol. 110, no. 2, 2018, pp. 49-60.

[10] Skoglund, Lina. Bienvenue dans l’Open space [pièce de théâtre], présentée en mai 2019 au Théâtre Aleph, Ivry-sur-Seine dans le cadre du Festiféros.

[11] Skoglund, Lina. Bienvenue dans l’Open space [pièce de théâtre], présentée en mai 2019 au Théâtre Aleph, Ivry-sur-Seine dans le cadre du Festiféros.

[12] Lacroux, Margaux. « Qu’est-ce que le “flex office” ? », Libération [en ligne], 25 octobre 2018.

[13] « Open space : l’enfer, c’est les autres ! », Alternatives Économiques, vol. 318, no. 11, 2012, pp. 32-32.

[14] Bertier, Marc et Sandra Perin. Open space : entre mythes et réalités, Le Cavalier Bleu, Paris, 2016. 

[15] Léon, Emmanuelle. « Territorialité et bureaux virtuels : un oxymore ? », Annales des Mines – Gérer et comprendre, vol. 99, no. 1, 2010, pp. 32-41.

[16] Santolaria, Nicolas. « L’enfer des open spaces », Le Monde [en ligne], 22 mai 2017. 

[17] Erner, Guillaume. « Il y a pire que l’open space », L’humeur du matin par Guillaume Erner, France culture, diffusée le 8 février 2019. 

[18] Bertier, Marc et Sandra Perin. Open space : entre mythes et réalités, Le Cavalier Bleu, Paris, 2016. 

[19] Maclouf, Etienne. « Espaces de travail et management », Revue de gestion des ressources humaines, vol. 81, no. 3, 2011, pp. 5-18.

[20] Pélegrin-Genel, Elisabeth. Comment (se) sauver (de) l’open-space ? Décrypter nos espaces de travail, Parenthèses, Marseille, 2016. 

[21] Pélegrin-Genel, Elisabeth. Comment (se) sauver (de) l’open-space ? Décrypter nos espaces de travail, Parenthèses, Marseille, 2016. 

[22] Weinberg, Achille. « Travail : le syndrome de la dispersion », Sciences Humaines, vol. 267, no. 2, 2015, pp. 27-27.

[23] Dortier, Jean-François. « Travail, le temps du changement », Les Grands Dossiers des Sciences Humaines, vol. 36, no. 9, 2014, pp. 2-2.

[24] Fischer, Gustave-Nicolas. « 20. Espace de travail et appropriation », Michel De Coster éd., Traité de sociologie du travail. De Boeck Supérieur, 1998, pp. 475-496.

[25] Dortier, Jean-François. « Travail, le temps du changement », Les Grands Dossiers des Sciences Humaines, vol. 36, no. 9, 2014, pp. 2-2.

[26] Linhart, Danièle. « De la domination et de son déni », Actuel Marx, vol. 49, no. 1, 2011, pp. 90-103.

[27] Charbonnier, Olivier et Sandra Enlart, A quoi ressemblera le travail de demain ?, 2013 dans Bertier, Marc et Sandra Perin. Open space : entre mythes et réalités, Le Cavalier Bleu, Paris, 2016.

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