Burn-out de l’open space : un théâtre sans coulisse (Partie 2/3)

Dans le premier article de notre dossier « Le burn-out de l’open space ? », nous avons tenté de faire l’esquisse de ce qu’est véritablement l’open space, ainsi qu’il est apparu dans la continuité de l’évolution du monde du travail dans sa globalité. La question qui résonne encore, en vertu des critiques qui ont été prononcées à son égard, demeure celle-ci : « Pourquoi l’open space est-il vécu comme source d’angoisse alors qu’il a été revisité pour mieux supporter l’évolution des modes de travail et s’adapter à la société contemporaine ? [1] » Il semblerait que, malgré tout, l’open space plait. En réalité, nous sommes convaincus que ce n’est pas le cas, et qu’il cache sa véritable nature continuellement.

Cette esbrouffe est justement ce qui peut plaire aux « jeunes ». Alexandre des Isnards et Thomas Zuber, que mentionne Danièle Linhart « ont montré comment le modèle managérial prenait appui sur une propension naturelle des jeunes […] à faire semblant, […] à rechercher […] le toujours plus. Dans un climat de convivialité, de bonne humeur, où tout ce que l’on fait est présenté comme passionnant, prestigieux […]. “L’open space est convivial, le stress positif, la mobilité un défi.” [2] » Il se place donc dans une quête de l’attractivité à tout prix, et qui semble fonctionner a minima. Qui n’a jamais rêvé de travailler de concorde avec ses collègues, de pouvoir communiquer avec lui de façon paisible, sans avoir à se déplacer, d’avoir un contact facilité avec ses supérieurs, etc. ? Tout le monde, supposément ; néanmoins, l’encre coule à propos des espaces ouverts. Pourquoi ?

Les open space sont davantage critiqués en France, et ce depuis les années 1960, qu’en Allemagne ou dans les pays anglosaxons. C’est en ce sens qu’il est nécessaire de mener une analyse de la culture managériale propre à notre pays. C’est peut-être au sein de l’Hexagone que nous avons le plus tenté de découdre la contingence des open space que l’on considère, souvent à tort, comme le symbole de notre société et notamment aujourd’hui, alors que la question du travail (au sens large) fait rage dans le débat public. Dans un pays moins libéral que ceux que nous avons mentionnés, l’espace ouvert présente peut-être davantage de vices que de vertus. Pourquoi doit-on nier l’utilité d’un tel aménagement ? Quelles sont les raisons pour lesquelles le discours commun tente, jour après jour, de discréditer ces espaces, et quelles sont les raisons que l’on oublie parfois d’évoquer ?

L’open space, ce théâtre sans coulisse

Dans cet univers complexe, les employés ne peuvent contourner le regard de leurs pairs. L’open space est pensé de telle sorte que nous pourrions y voir le panoptique que Foucault et Bentham ont permis de théoriser. « Curieusement, c’est le Foucault de Surveiller et Punir, du panoptique et des disciplines qui est le plus souvent lu et repris par les gestionnaires. [3] » Mentionnons-nous Foucault à torts et à travers ? Je suis convaincu que le panoptisme qu’il prit le soin de théoriser est un outil bien pauvre pour constater le phénomène des open space. « Le panoptisme renverse la civilisation du spectacle de telle sorte que désormais aucun détail, aucun acte, aucun individu ne sont sans intérêt pour l’observateur [4] », certes, mais dans l’espace ouvert il n’existe aucune tour centrale de laquelle surveille un individu ou groupe d’individus.  L’open space c’est l’omniscience de tous rendue possible. Chaque employé est surveillant et surveillé. « Alors qu’il nous a été vendu comme le lieu idéal de circulation des énergies, l’open space s’est avéré, en réalité, un formidable instrument de contrôle social [5] », note Nicolas Santolaria, évoquant ainsi davantage un phénomène de fermeture que d’ouverture des employés les uns avec les autres.

Le propre du panoptisme, rappelons-le, est de « minimiser l’exercice effectif du contrôle tout en maximisant la conscience de ce contrôle. [6] » L’open space dilue la tâche de surveillance dans une masse anonymisée d’employés ; c’est autrement utilitariste ! Cette transparence perpétuelle permet de lutter contre la misrule (« mauvaise administration ») tout comme elle semble résoudre le problème de l’oisiveté (idleness), deux problèmes que peuvent tout à la fois connaître les prisons et les espaces de travail. Le panoptisme exacerbé des open space se construit sur un « jugement perpétuel [8] » des employés les uns vis-à-vis des autres, qui reposent sur le principe « surprendre et se faire surprendre » qui place tous les employés dans une situation de défiance vis-à-vis de ses collègues (ce qui accentue la concurrence). D’ailleurs, il faut noter que le coût de cette surveillance est extrêmement faible. Il suffit de jeter un rapide coup d’oeil ou de tendre brièvement l’oreille pour savoir ce que fait (ou ne fait pas) son collègue.

Cet environnement, propre à la délation est une invitation pour les employés à s’auto-discipliner, mais aussi à donner le change à ses collègues, l’objectif étant de « donner à ses pairs l’impression qu'[on] travaille dur et suffisamment longtemps. [9] » Chacun se doit de jouer le rôle du parfait employé, de celui qu’on ne pourrait soupçonner. « Dans le cas du gouvernement par l’image, les individus se conforment à une conduite parce qu’ils ressentent le jugement, réel ou imaginé, de leurs pairs. [10] » Surveillance ou non, ce n’est pas la question. Il suffit à l’employé de s’imaginer qu’il est scruté pour qu’il agisse sans commettre de fautes. Ce « gouvernement par l’image » conduit à une forme de narcissisme. Comme chacun se sait piégé dans ce théâtre sans coulisse, tous cherchent à jouer la meilleure version d’eux-mêmes. Cela est d’autant plus prégnant que les techniques managériales liées à l’open space louent la prise d’initiatives, l’autonomie, etc. « La tendance est celle d’un management qui stimule le narcissisme de chacun, mais à travers un idéal du travail inatteignable. [11] »

Même si l’open space se déguise sous mille atouts « la mécanique du contrôle y est encore trop palpable. Les récentes tentatives visant à contourner cet écueil sont venues renforcer l’axiome du nouvel orwellisme cool. [12] » Cool ? C’est à en douter. Cette mécanique du contrôle, dont tous les employés sont les garants conduit à une forme de « “surveillance en partage” (shareveillance) » qui, « loin de les favoriser, achèv[e] de défaire les liens entre les sujets, et [met] à mal toute idée d’un commun. [13] » Le climat de défiance infaillible qui s’établit entre les employés conduit à une « intériorisation du rapport de surveillance » une manipulation du comportement qui « se fait sans violence, mais sous la pression insistante et comme immatérielle d’une visibilité constante. [14]» La force du regard se fait plus que pesante dans l’open space : elle est cette forme de pouvoir à laquelle on ne consent qu’à demi-mots, et dont on ne peut se détacher.

Alors que dans la vie quotidienne, toute interaction offre des possibilités d’échappatoire (plus ou moins risquées à saisir), ce n’est pas le cas dans les bureaux paysagers. Il n’existe pas d’espace qui, « loin des zones officielles […] échappe à la visibilité et au contrôle de l’organisation [15] », ou ce que Goffman appelle les « coulisses ». La métaphore du théâtre peut se poursuivre plus en avant : s’il n’y a plus de coulisse, c’est parce que tous les lieux des entreprises mettent en scène des employés qui sont, à eux-mêmes, leurs propres délateurs. Ce « tous en scène » permanent est propre à une « dramaturgisation » des relations. Comme le dit Elisabeth Genel-Pélegrin : « Un pétage de plomb en tête-à-tête dans un bureau fermé, c’est pauvre. Une crise d’hystérie devant cinquante personnes, voilà qui a du panache !» Et de poursuivre : « Si la situation dérape, les collègues peuvent intervenir rapidement et mettre fin à un face-à-face trop violent. [17] » Il y a donc, dans l’open space, une discipline telle qu’elle tuerait n’importe quelle mutinerie dans l’oeuf.

Un des objectifs de l’aménagement en open space était de favoriser les échanges entre les employés — entre les « collaborateurs » pour reprendre le vocabulaire d’usage. Or, cette omniprésence de l’Autre est une nuisance perpétuelle, qui nuit au travail plus qu’elle n’y participe. « C’est sûr, on parle plus à son collègue sur un plateau que d’un bureau fermé à l’autre. On hurle plus aussi. […] Tout le monde parle plus fort car personne ne s’entend. Davantage d’échanges, certes, mais pas de meilleure qualité. [18] » L’open space crée des situations de « trop-plein » et « même dans les situations moins conflictuelles, les humeurs se transmettent. [19] » Les employés s’imposent les uns aux autres. 

Pour pallier ce brouhaha permanent et insidieux « les entreprises (surtout quand elles sont grandes, riches ou agences de pub) multiplient, à côté des plateaux ouverts, les petites pièces cloisonnées pour organiser des réunions au calme. Pour les pauvres, il y a toujours le casque, les boules Quiès ou l’iPod. Ce qui renvoie tout de suite une sacrée image d’ouverture et de communication [!] [20] » On ne peut que partager, ici, le cynisme de Sonya Faure. Quid de la communication,  des boules Quiès dans les oreilles ?! 

Ce partage des sphères visuelles et sonores engagent une mutation des relations entre employés, qui sont plus à même de devenir conflictuelles. L’open space a créé un monstre qu’il ne contrôle plus. Sous prétexte de vouloir inciter les employés à échanger, elles les invitent à se renfermer sur eux-mêmes. Des chercheurs d’Harvard ont d’ailleurs constaté que « plutôt que de “favoriser une collaboration en face-à-face dynamique, l’architecture ouverte [semble] provoquer une réaction humaine naturelle, qui est de s’isoler socialement de ses collègues et d’interagir plutôt par mails et messagerie instantanée”. [21] » Quel bénéfice peut-on tirer de cela ? 

« Essayer de travailler dans un de ces endroits, c’est un peu comme essayer de regarder un film pendant que vos frères et sœurs se battent à un mètre de vous. Vous avez envie de les ignorer, mais vous n’y arrivez pas [22] », ironise Hannah Ewens. Par cette métaphore, elle souligne l’idée que l’open space invite davantage à un travail de moins bonne qualité qu’il n’invite à produire davantage comme ce serait le cas dans un environnement propice au travail. Travailler dans un espace ouvert, c’est mobiliser pour les employés une force surhumaine de concentration, force non-nécessaire dans un bureau fermé qui permet de préserver son attention sur un objet donné.

Il s’agit alors de rester « connecté » à chaque instant, attentif, à tout et surtout… à n’importe quoi : l’employé de droite qui sirote son café bruyamment, celui de gauche qui tapote comme un hystérique sur son clavier, celui de derrière qui, malgré bien des efforts, ne sait entretenir une conversation téléphonique sans que tout le monde ne sache de quoi il en retourne… « C’est toute la question de la “dispersion au travail” étudiée par Caroline Datchary. [23] » L’intelligence sournoise de ces aménagements est de pouvoir résoudre ce problème de dispersion, du collègue qui a la tête dans les nuages, qui ne semble pas focus(ed) sur son travail. « L’ouverture spatiale poursuit une visée disciplinaire implicite. Il s’ensuit des conflits, des stratégies de contournements et, surtout, le blocage des transformations recherchées. Avec des modalités et des degrés différents, les openspaces provoquent toujours ce type de contradictions. [24] »

Un des autres défauts de ces espaces ouverts est inhérent à tout espace. Peu importe la forme que prend le bureau, et comme « l’espace n’est jamais neutre », il « influence les individus, engendre des comportements […] et émet des messages qui induisent des attitudes et des comportements appropriés. [25] » C’est en ce sens, qu’il faut s’interroger sur l’open space comme carcan, qui contraint tout autant les corps que les affects. Comme le pense Danièle Linhart, même si le taylorisme est en voie de disparition et que les corps sont moins une ressource dans le secteur tertiaire que dans le secteur primaire, « la prise en compte des corps perdure ; elle est partie prenante des stratégies managériales modernes. [26] » L’open space qui, pourtant évoque dans l’imaginaire commun un sentiment de liberté ou d’autonomie des employés, induit une forme de contrôle et de disciplinisation des corps, par le simple fait d’assigner à un employé, un bureau, une position assise et un ordinateur. L’open space est le lieu de l’inexistante coulisse, dans lequel chacun doit essayer de composer avec la perpétuelle présence de l’Autre. 

Somme toute, la seule chose que ces espaces de travail ne semblent pas dissimuler, ce sont ses vices, qui sont, depuis les années 1960, déjà, pointés du doigt. C’est presque pour prévenir la découvert de ses défauts que l’open space s’est orné d’un cadre au milieu duquel tout est de l’ordre du factice et de l’illusion ; c’est un piètre confesseur. Il offre un double spectacle, au sein duquel, les employés sont tout à fois acteurs et spectateur (donc critiques) du travail de l’entreprise, non pas tour à tour, mais constamment. Il n’existe aucune intimité en ce type de lieu, lieu qui s’érige comme un véritable « théâtre social » pour reprendre les termes du sociologue Erving Goffman. Un théâtre qui, contrairement à nombre d’autres, ne possède aucune coulisse.

L’espace sans frontière et la dénégation de l’identité

Le fait même que l’espace ouvert ne permette aucune réclusion sur soi-même pose la question de l’appropriation de l’espace. Plutôt que de s’approprier l’espace — c’est-à-dire « le faire sien », grosso modo —, les employés sont forcés de s’adapter à celui-ci, c’est-à-dire de faire des compromis pour s’y faire une place. C’est en cela que l’open space est le lieu de l’impossible révolte. Plus encore, il ne crée aucun sentiment d’appartenance collective, ni de sentiment d’appartenance personnel à une entité laborieuse, car on désapproprie l’employé de son bureau. Les mécanismes d’appropriation de l’espace « permettent de personnaliser le lieu que l’on occupe et peuvent dans certains cas correspondre à de véritables signatures. [27] » C’est pour pallier le phénomène de surveillance perpétuelle que les employés agissent ainsi. Une des possibilités pour s’approprier l’espace (qui n’est pas propre à l’open space) est d’ériger des « murs symboliques » ce qui conduit à s’enfermer avec soi-même.

En parallèle de cette injonction à la barricade, l’open space invite à l’épuration complète puisqu’il suit les diktats du « règne de la neutralité [28] » qu’Elisabeth-Genel Pélegrin impute aux postes de travail tous identiques. Cependant, cela va bien plus loin puisque cette apparence neutralité conduit les employés à se vouer à une minimalisme exacerbé. Leur poste de travail ne leur appartient plus. C’est le principe du « clean desk [29] ». Cette dépossession de l’espace de travail rappelle, à certains égards, que les employés ne sont pas possesseurs des projets qu’ils mettent en forme : ceux-ci appartiennent à une entité qui les dépasse, l’entreprise.

Or, dans tout travail, le sentiment d’appropriation du travail vient notamment du sentiment d’appropriation de l’espace qu’Emmanuelle Léon définit, « dans son sens large » comme « le fait de nous attribuer la propriété de quelque chose, même si cette chose ne nous appartient pas légalement » et de poursuivre : « l’appropriation est un mécanisme d’adaptation qui suppose […] que l’individu (ou le groupe) est à même de donner du sens à un environnement d’où les signes et les valeurs sont a priori exclus. [30] » 

Cette question de la territorialité des espaces de travail (assez récemment soulevée) intéresse largement Gustave-Nicolas Fischer qui remarque la nécessité pour les travailleurs de considérer le lieu dans lequel ils travaillent comme leur lieu de travail. Or, l’open space est en soi une désappropriation. Celle-ci « peut également prendre les formes d’une appropriation imposée, en ce sens que l’organisation du travail suppose un mode d’appropriation uniforme pour tous, qui est celui de l’usage normatif des lieux en fonction de l’activité prescrite. [31] » L’espace n’est pas un lieu neutre mais, plus encore, il devient un lieu de pouvoir. Il incite à des comportements, régule les attitudes. C’est pour cela que l’appropriation peut être considérée comme un processus d’« humanisation conflictuelle [32] » qui met en lumière l’individu dans toute son individualité, dans un cadre qui, au contraire, cherche à la résumer à un pion, plaçable à loisir dans un espace qu’il n’a pas dessiné. 

Cette non-appropriation de l’espace fait miroiter l’idée d’une absence de hiérarchie, avec l’idée que chacun serait « logé à la même enseigne ». Il n’en reste pas moins que la hiérarchie est d’autant plus présente. « La logique de l’extrême visibilité des corps exposés les uns aux autres et à la hiérarchie assigne à un certain type de comportement, un certain mode de présence au travail. Il faut coexister avec les autres et se faire accepter. […] Il faut déployer une attitude qui démontre aussi l’acceptation des règles du jeu managérial et donc la soumission aux conditions de travail édictées par les hiérarchies et les directions. [33] » La hiérarchie devient alors une ombre qui plane, une épée de Damoclès, dont les injonctions sont davantage « ressenties » par les employés qu’elles ne sont énoncées directement. « Dans ces conditions, l’individu se sent comptable de ses succès et de ses échecs. […] Il se vit comme responsable si la réussite n’est pas au rendez-vous. [34] » L’open space dédouane autant les supérieurs hiérarchiques qu’il ne place en situation de solitude les employés que ces derniers sont supposés gérer. L’employé est à lui-même sa propre instance d’autorité : l’open space s’établit alors comme le lieu parfait de l’autocensure. 

Peut-on alors parler d’un « aplanissement de la hiérarchie accompagné d’un changement dans l’organigramme, avec des diminutions d’échelons ? » Pour Elisabeth Genel-Pélegrin, « c’est vrai sur le plateau, mais faux à l’échelle de l’entreprise. [35] » Et quand bien même se trouveraient dans l’open space des N, des N+1 et des N+2, mélangés, on retrouverait quand même une forme de hiérarchie : la dispersion dans l’espace n’annule pas la domination. C’est sous une apparente neutralité que les rapports de domination se préservent.

Ainsi, les open space conduisent à la réclusion sur soi-même, la recréation d’un univers à soi, dans lequel — on l’espère — aucun regard ne pourra s’immiscer. Mais le premier regard d’autorité porté sur un employé est celui qu’il se porte sur lui-même. En ce sens, les employés sont en danger dans l’open space ; ils « ont le sentiment de ne plus maîtriser leur environnement de travail ni, plus grave encore, leur travail lui-même. […] La précarisation subjective […] c’est aussi une mise en danger de soi, par une atteinte au sentiment de sa valeur, de sa dignité, de sa légitimité. [36] »

L’open space, théâtre de l’impossible révolte

Cette mise en danger perpétuel de l’identité des employés a pour corollaire l’impossibilité de mener quelque révolte que ce soit dans ces espaces. « Curieusement, dans la communication bien huilée de Google sur ses bureaux, on ne parle jamais du travail et, surtout, on ne le montre pas. Il est escamoté, noyé dans un art de vivre googly. Les personnes photographiées le sont toujours dans la cuisine, attablées à la cafétéria ou allongées dans un hamac. [37]» Les open space, notamment ceux des grandes entreprises, se jouent de l’image, et tendent à vanter leur propres mérites en effectuant un glissement vicieux qui veut que le travail n’en soit plus, et que tout soit un peu… comme à la maison. Si on prend l’espace ouvert comme un lieu de vie, alors il n’est plus d’aucune raison pour les employés que de le fuir, il devient l’outil d’un statu quo néfaste qui empêche la réflexion des employés sur le lieu dans lequel ils évoluent. 

Il semble que règne dans les open space une forme de paix relative. C’est ce qui amènent Alexandre des Isnards et Thomas Zuber [38] à parler d’une « dictature du bonheur » (aussi appelée happycratie) dans laquelle tous les employés doivent se confondre. Le cadre de travail offert par l’open space, le masque de convivialité dont il se pare, etc. sont autant de raisons pour les employés de ne pas se révolter. « Le travailleur de l’open space ne peut espérer mener à bien la moindre tâche qu’en abandonnant sa conscience aiguë de l’effet qu’exerce sur ses collègues sa présence charnelle, et en tombant dans une sorte d’engourdissement total [39] », l’open space devenant une forme contemporaine d’opium des peuples. Comme travailler dans ce type d’espace de travail est une forme de renoncement de soi, cela ne permet pas de créer de sentiments d’appartenance collective. 

Elisabeth Genel-Pélegrin explique que chaque entreprise crée une somme de discours qui désempare l’employé de son potentiel rhétorique de révolte. Le fait de se dire so googly au sein de Google, empêche de se détacher de l’entreprise. En outre, dans ces grandes entreprises, comme chacun est actionnaire, il est impossible de prendre la poudre d’escampette. Chaque employé fait parti d’une communauté qui le dépasse, sur laquelle il croit avoir du pouvoir. Mais rien n’est plus faux. Le leitmotiv d’Amazon (« Work hard, Have fun, Make History »), en plaçant le travail au même niveau que l’amusement, annihile la possibilité de se plaindre de son travail. « Une façon efficace aussi d’empêcher, de fait, quasiment toute action syndicale. [40] »

Ces discours, moitié-français, moitié-anglais participent de l’attrait que l’on peut ressentir pour l’open space, lui donnent un caractère novateur, jeune, mondialisé (et cela a pour conséquence qu’on voit dans ces espaces un tremplin vers une belle carrière). Tous ces termes et expressions anglophones sont la partie émergée de l’iceberg. Toutes ces subversions linguistiques dissimulent la réalité. « Ainsi les ouvriers ont cédé la place aux opérateurs, aux pilotes d’installations ou conducteurs d’automatismes. […] Une fois cette brèche ouverte, les choses étaient en place pour tracer une voie royale aux mots anglais : open space, teams, lean production, brain storming, reporting, re-engineering, coach [41]», des termes dont se moque largement Lina Skoglund qui donne au personnage du Chef-stagiaire tout un corpus de mots de ce registre, pour en dénoncer l’absurdité [42].

C’est là où l’open space dédouble le management moderne, une forme de gestion des tâches qui plaît car axée sur la mobilité, la disponibilité, la flexibilité, l’échange — et presque… le partage ! Les « jeunes » sont adeptes de ce type de management qui semble traiter les néo-employés comme les égaux de ceux qui travaillent depuis longtemps dans l’entreprise. Les open space donnent ses belles grâces à la méritocratie. L’atmosphère incite au défi, à la monstration de soi, au jeu entre collègues, ce qui donne l’illusion que chacun peut évoluer selon ses achievements — un terme qui, dans cet article, parle bien plus que « réalisations ». Ainsi, des entreprises comme Google qui se vantent de « prendre soin » de ces employés font mouche. D’autant plus qu’en parallèle d’un climat de travail serein, celles-ci proposent aussi mille services auxiliaires qui facilitent la vie des employés. Cette prise en charge des entreprises, certes agréable, cache un vice.

Dans ces compagnies, « on véhicule cette culture d’entreprise par tous les canaux avec un soucis obsessionnel du détail » autrement dit, « une savante imbrication entre travail et loisir ou, plus exactement, la conscience de la nécessité d’offrir quelques pauses à des gens qui travaillent non-stop, les frontières entre vie privée et professionnelle n’ayant plus de raison d’être. [43]» Pour Marc Bertier et Sandra Périn, l’open space et son corollaire — la démultiplication de services supposément individualisés — sont autant de supports à une forme de storytelling par laquelle tout employé satisfait sera dans l’obligation de se raconter comme heureux, satisfait, enjoué à l’idée d’aller travailler [44]. Ou comment le pouvoir se maintient par lui-même.

Lorsque Elisabeth Genel-Pélegrin se demande : « Est-ce à dire que le travail n’existe pas ? Dans un cadre enchanteur, le travail deviendrait-il enchanté ? Ou, autre hypothèse, le cadre enchanteur serait-il, au contraire, une reconnaissance de la dureté de ce travail ? [45] » Nous ne pouvons qu’être d’accord avec la seconde hypothèse. C’est parce que le travail affilié à cette nouvelle culture managériale qui force à la perpétuelle disponibilité, à la flexibilité constante, est harassant qu’il faut un cadre pour l’effacer. Pourquoi alors ne quitte-t-on pas l’open space ? Voilà la question majeure qu’il faut se poser. On a toutes les raisons pour vouloir chercher de nouvelles façons d’organiser spatialement le travail. Or, on se complait dans ce statu quo défaillant. Où sont les portes de sortie de ce théâtre de l’absurde au sein duquel la même pièce se répète chaque jour ? Plus que d’attendre Godot indéfiniment, il nous faut prendre l’initiative de proposer des alternatives, ce qui demande, notamment, de minimiser l’impact de l’open space, et de penser à de nouvelles façons de penser espace & travail.

Après avoir vu dans un premier article que l’open space avait toutes ses raisons d’être et qu’il permettait de maximiser le profit des entreprises (par une baisse des coûts de production, notamment), voilà que l’open space a révélé tous ses vices. De fait, il est un paradoxe puisqu’il ne résout aucun des problèmes qu’il était censé pallier et en crée davantage. Dans ces espaces de travail « d’un côté, l’entreprise impose à ses salariés de cohabiter en open space […] ; de l’autre, elle les met en concurrence les uns avec les autres, en individualisant leurs modes de rémunération, en leur fixant des objectifs personnels à atteindre. [46] » Cohabitation, cotravail, cela ne veut pas forcément dire communication malgré un préfixe latin en partage.

Plus qu’un simple espace de travail, l’open space est devenu un véritable mythe, auquel on pense pouvoir attribuer tous les mérites, sans jamais avoir questionné ses travers, ou sinon les a-t-on analysés en passant, directement après, l’éponge dessus. Or, un tel système, répressif et atomisant ne peut plus être considéré comme la meilleure réponse aux maux créés par la culture libérale qui s’impose davantage chaque jour aux entreprises. Il faut donc chercher à concilier les objectifs des entreprises, tout en prenant en compte largement le bien-être des employés (sans que cela ne passe par la création d’un simple « cadre enchanteur »), quand jusqu’à lors ces derniers avaient été considérés comme de simples mains sur un clavier.

Félix Raulet


Illustration réalisée par Paul Meslet


Notes de bas de page :

[1] Bertier, Marc et Sandra Perin. Open space : entre mythes et réalités, Le Cavalier Bleu, Paris, 2016.

[2] Linhart, Danièle. « 3. Redéfinitions du travail, de la morale et du bonheur : un nouveau modèle managérial », La comédie humaine du travail. De la déshumanisation taylorienne à la sur-humanisation managériale, sous la direction de Linhart Danièle. ERES, 2015, pp. 97-148.

[3] Le Texier, Thibault. « Foucault, le pouvoir et l’entreprise : pour une théorie de la gouvernementalité managériale », Revue de philosophie économique, vol. 12, no. 2, 2011, pp. 53-85.

[4] Lyons, John D. « Au seuil du panoptisme général », Dix-septième siècle, vol. 223, no. 2, 2004, pp. 277-287.

[5] Santolaria, Nicolas. « L’enfer des open spaces », Le Monde [en ligne], 22 mai 2017. 

[6] Tusseau, Guillaume. « Sur le panoptisme de Jeremy Bentham », Revue Française d’Histoire des Idées Politiques, vol. 19, no. 1, 2004, pp. 3-38.

[7] Tusseau, Guillaume. « Sur le panoptisme de Jeremy Bentham », Revue Française d’Histoire des Idées Politiques, vol. 19, no. 1, 2004, pp. 3-38.

[8] Monod, Jean-Claude. « Disciplines, prison et panoptisme », Foucault. La police des conduites, sous la direction de Monod Jean-Claude. Michalon, 1997, pp. 67-77.

[9] Rezzoug, Leslie. « Open space, pourquoi tant de haine ? », L’Express [en ligne], 25 février 2019.

[10] Brunon-Ernst, Anne. « Le gouvernement des normes. Jeremy Bentham et les instruments de régulation post-moderne », Archives de Philosophie, vol. tome 78, no. 2, 2015, pp. 309-322.

[11] Linhart, Danièle. « De la domination et de son déni », Actuel Marx, vol. 49, no. 1, 2011, pp. 90-103.

[12] Santolaria, Nicolas. « L’enfer des open spaces », Le Monde [en ligne], 22 mai 2017. 

[13] Alloa, Emmanuel, et Yves Citton. « Tyrannies de la transparence », Multitudes, vol. 73, no. 4, 2018, pp. 47-54.

[14] Gros, Frédéric. « Chapitre II. Pouvoir et gouvernementalité », Frédéric Gros éd., Michel Foucault. Presses Universitaires de France, 2017, pp. 55-90.

[15] Fischer, Gustave-Nicolas. « 20. Espace de travail et appropriation », Michel De Coster éd., Traité de sociologie du travail. De Boeck Supérieur, 1998, pp. 475-496.

[16] Pélegrin-Genel, Elisabeth. Comment (se) sauver (de) l’open-space ? Décrypter nos espaces de travail, Parenthèses, Marseille, 2016. 

[17] Pélegrin-Genel, Elisabeth. Comment (se) sauver (de) l’open-space ? Décrypter nos espaces de travail, Parenthèses, Marseille, 2016. 

[18] Faure, Sonya. « Open space, y’a encore du boulot », Libération [en ligne], 10 décembre 2008. 

[19] Maclouf, Etienne. « Espaces de travail et management », Revue de gestion des ressources humaines, vol. 81, no. 3, 2011, pp. 5-18.

[20] Faure, Sonya. « Open space, y’a encore du boulot », Libération [en ligne], 10 décembre 2008. 

[21] Ewens, Hannah. « Pourquoi il faut en finir avec l’open space » (trad. par Sandra Proutry-Skrzypek), Vice [en ligne], 24 octobre 2018. 

[22] Ewens, Hannah. « Pourquoi il faut en finir avec l’open space » (trad. par Sandra Proutry-Skrzypek), Vice [en ligne], 24 octobre 2018. 

[23] Pélegrin-Genel, Elisabeth. Comment (se) sauver (de) l’open-space ? Décrypter nos espaces de travail, Parenthèses, Marseille, 2016. 

[24] Maclouf, Etienne. « Espaces de travail et management », Revue de gestion des ressources humaines, vol. 81, no. 3, 2011, pp. 5-18.

[25]  Pélegrin-Genel, Elisabeth, L’art de vivre au bureau, Flammarion, Paris, 1995. 

[26] Linhart, Danièle. « Les nouveaux corps du capitalisme », Connexions, vol. 110, no. 2, 2018, pp. 49-60.

[27] Fischer, Gustave-Nicolas. « 20. Espace de travail et appropriation », Michel De Coster éd., Traité de sociologie du travail. De Boeck Supérieur, 1998, pp. 475-496.

[28] Pélegrin-Genel, Elisabeth. Comment (se) sauver (de) l’open-space ? Décrypter nos espaces de travail, Parenthèses, Marseille, 2016. 

[29] Lacroux, Margaux. « Qu’est-ce que le “flex office” ? », Libération [en ligne], 25 octobre 2018.

[30] Léon, Emmanuelle. « Territorialité et bureaux virtuels : un oxymore ? », Annales des Mines – Gérer et comprendre, vol. 99, no. 1, 2010, pp. 32-41.

[31] Fischer, Gustave-Nicolas. « 20. Espace de travail et appropriation », Michel De Coster éd., Traité de sociologie du travail. De Boeck Supérieur, 1998, pp. 475-496.

[32] Fischer, Gustave-Nicolas. « 20. Espace de travail et appropriation », Michel De Coster éd., Traité de sociologie du travail. De Boeck Supérieur, 1998, pp. 475-496.

[33] Linhart, Danièle. « Les nouveaux corps du capitalisme », Connexions, vol. 110, no. 2, 2018, pp. 49-60.

[34] Gaulejac (De), Vincent. « La recherche malade du management », La recherche malade du management. sous la direction de de Gaulejac Vincent. Éditions Quæ, 2012, pp. 9-61.

[35] Pélegrin-Genel, Elisabeth. Comment (se) sauver (de) l’open-space ? Décrypter nos espaces de travail, Parenthèses, Marseille, 2016. 

[36] Linhart, Danièle. « 3. Redéfinitions du travail, de la morale et du bonheur : un nouveau modèle managérial », La comédie humaine du travail. De la déshumanisation taylorienne à la sur-humanisation managériale, sous la direction de Linhart Danièle. ERES, 2015, pp. 97-148.

[37] Pélegrin-Genel, Elisabeth. Comment (se) sauver (de) l’open-space ? Décrypter nos espaces de travail, Parenthèses, Marseille, 2016. 

[38] Des Isnards, Alexandre et Thomas Zuber. L’Open space m’a tuer, Lgf, 2008.

[39] Ives, Lucy « Érotique de l’open space », Books, vol. 85, no. 9, 2017, pp. 65-69.

[40] Pélegrin-Genel, Elisabeth. Comment (se) sauver (de) l’open-space ? Décrypter nos espaces de travail, Parenthèses, Marseille, 2016. 

[41] Linhart, Danièle. « De la domination et de son déni », Actuel Marx, vol. 49, no. 1, 2011, pp. 90-103.

[42] Skoglund, Lina. Bienvenue dans l’Open space [pièce de théâtre], présentée en mai 2019 au Théâtre Aleph, Ivry-sur-Seine dans le cadre du Festiféros.

[43] Pélegrin-Genel, Elisabeth. Comment (se) sauver (de) l’open-space ? Décrypter nos espaces de travail, Parenthèses, Marseille, 2016. 

[44]  Bertier, Marc et Sandra Perin. Open space : entre mythes et réalités, Le Cavalier Bleu, Paris, 2016.

[45] Pélegrin-Genel, Elisabeth. Comment (se) sauver (de) l’open-space ? Décrypter nos espaces de travail, Parenthèses, Marseille, 2016. 

[46] « Open space : l’enfer, c’est les autres ! », Alternatives Économiques, vol. 318, no. 11, 2012, pp. 32-32.

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