Dark Waters : l’imagerie de l’enquête américaine au service de la vérité

Robert Bilott est avocat au sein d’un cabinet spécialisé dans la défense des industries chimiques. Un jour il est interpellé par un fermier, habitant dans la ville de son enfance. L’avocat prend petit à petit conscience que sa campagne et ses environs appartenant à ses souvenirs d’enfant sont empoisonnés par l’usine du groupe DuPont, mastodonte des entreprises dans le domaine chimique et premier employeur du territoire. L’avocat, joué par Mark Ruffalo, tend à faire entendre la vérité sur la pollution extrêmement nocive que font les rejets toxiques de l’usine. Sa ténacité dérange et le groupe DuPont commence à sentir en danger. Il va risquer sa carrière, sa famille et même sa propre vie. Car les rejets toxiques d’une usine avoisinante sont à l’origine d’une contamination de l’eau et de l’air qui se révèle bien plus importante qu’il ne l’imaginait. Cachée derrière sa défense puissante et les manquements judiciaires, l’entreprise chimique s’offre le luxe de faire durer le tendancieux, misant sur l’inégalité de ce combat entre David et Goliath.

À l’heure où les voix sont de plus en plus nombreuses pour réclamer des décisions fortes des gouvernements en place pour s’emparer de l’urgence climatique, Todd Haynes réinvestit, à travers un cinéma rempli d’imageries référentielles, le « film dossier », le cinéma de dénonciation propre à Hollywood ; le film tend à exposer la décrépitude de la Destinée manifeste qui revendique les libertés publiques, et qui pourtant, tord à sa guise les droits citoyens primordiaux face à un scandale sanitaire et écologique au profit d’un Titan des industries chimiques.

Todd Haynes, le maniérisme au service d’un cinéma classique

Todd Haynes est un cinéaste qui revendique son classicisme et s’admet des expérimentations, dans l’esthétique ou dans la narration. Todd Haynes revendique sa fidélité aux règles, aux choix cinématographiques, il admet, depuis ses premiers films, un travail préparatoire méticuleux, comme un scientifique. Il évoque sa relation au cadre dans son interview dans le 26ème numéro du magazine cinéma La Septième Obsession : « le Cinéma peut-il sauver le Climat ? » : « la réalisation est un processus de prises de décision permanente. Quand on fait le choix de mettre la caméra à tel ou tel endroit, on inclut autant qu’on exclut. Ce qui est à l’écran devient aussi important que ce qui est hors-champ. » Le choix de laisser l’imaginaire du spectateur dicter l’ambiance du film permet de créer un sentiment d’inertie, notamment dans le genre du film-dossier. Ce qui n’est pas filmé est de l’ordre du labyrinthique, de l’énigme. Le cadre filme dans ce cas les lieux confinés, des lieux de recherche, de bénédictin. Les images sont frontales, terre à terre et en même temps très lointaines. Chez Todd Haynes, les ambiances flirtent avec le sombre, le fantastique, notamment grâce à l’utilisation du zoom et de la caméra subjective. Le zoom permet une implication singulière et totale du spectateur, en effet, selon Harris Savides, principal chef opérateur de Gus Van Sant et d’autres (David Fincher, Woody Allen, Ridley Scott), « les zooms sont le seul artifice purement cinématographique ». Dans les films de Todd Haynes le zoom permet de remplir un besoin de savoir du spectateur, une volonté presque maniaque. Cette technique donne la possibilité d’investir l’espace physique, social.

À propos du lien entre Todd Haynes et le film d’investigation, ce cinéaste a déjà abordé le genre notamment dans Velvet Goldmine sorti en 1998 et plus récemment, Le Musée des Merveilles en 2017. Velvet Goldmine est un film sur notre besoin de savoir pourquoi nous avons des idoles et en quoi celles-ci ont comptées dans nos vies, jusqu’à jouer un rôle décisif. Le film d’enquête dans ce cas précis est un prétexte pour réinvestir la période des années 70 en Angleterre et d’évoquer ce lien indélébile entre l’Histoire et l’histoire individuelle. Le Musée des Merveilles se revendique du conte enfantin et du cabinet de curiosité car les protagonistes de l’enquête sont des enfants.

Dans Dark Waters, c’est un réalisateur qui film son pays, l’éclat de son pays et la décrépitude des moeurs de celui ci, un pays qui a peur du ternissement. Todd Haynes choisit de peindre littéralement la toile de son film en un filtre gris tirant vers les bleus comme pour étirer une saison hivernale interminable. Ce film qui, avec son filtre a ce côté intoxiqué, âpre, poisseux comme un froid éternelle et qui nous met sous le nez l’air sans arrêt empoisonné et revendique un esthétique de la paranoïa.

Le « film dossier » : ADN d’un genre américain

Le « film-dossier » ou le cinéma de dénonciation est un genre irrémédiablement américain et de surcroît, hollywoodien. La boîte de Pandore de ce genre est la « Trilogie de la Conspiration » de Alan J. Pakula : constituée de Klute en 1971, puis d’À cause d’un assassinat en 1974, qu’il clôt en 1976 avec Les Hommes du président. Pakula a permis un art du puzzle cinématographique : ses films expriment une remise en question de l’intégrité des hommes de pouvoir et du pouvoir en lui même : l’assassinat de Kennedy, la guerre au Vietnam, les campagnes de désinformation liées aux différents conflits, le scandale du Watergate, ont bouleversé les valeurs puritaines d’une Amérique se réclamant pourtant d’authentique, établie et confiante. Ces évènements ont eu un impact sur le cinéma américain et ont permis en parti, au Nouvel Hollywood d’éclore ; en revendiquant une nouvelle forme esthétique et narrative, un nouveau souffle artistique en somme, sans oublier les enjeux politiques de ce nouveau cinéma.

Todd Haynes, pourtant habitué à l’écriture de personnages féminins (Carol avec Cate Blanchett et Rooney Mara ou Far From Heaven avec Julianne Moore) s’empare d’un scandale écologique et du film d’enquête à l’américaine convoquant les paramètres du genre. Le choix du film-dossier devient un prétexte pour réinvestir les genres et joue sur l’imagerie non seulement de son pays, de son cinéma et du cinéma hollywoodien. Todd Haynes reprend la figure du justicier en traitant l’affaire sous la thématique de l’éthique. Une éthique personnelle du point de vue de l’avocat qui comme le spectateur comprend au début du film qu’il vient du milieu rural contaminé par l’usine chimique à côté : éthique par rapport aux individus empoisonnés par celle-ci et éthique d’une vérité qui doit éclater pour les consommateurs du monde entier. C’est un film lui aussi sur l’endurance, où le spectateur se pose la question « c’est quoi faire une course de fond mentale », car l’avocat épluche littéralement des milliers de dossiers : il y a une séquence où le cadre est focus sur un plan large, sur une pièce remplie de tours, de montagnes de dossiers qui vont lui prendre des années. L’acteur principal post-avengers (et aussi producteur du film), Mark Ruffalo est complètement désexualisé, affadie face au Titan de l’industrie, physiquement le personnage est du début à la fin fatigué par la tâche et atteste du poids et de la lenteur du processus de dénonciation.

L’esthétique du film d’espionnage est revendiqué et permet de saborder l’image d’une tension en continu. Il y a notamment une séquence où la technique du point de vue alterné est utilisée pour montrer le climax de la narration où le contexte devient de plus en plus délicat pour l’avocat. Celui-ci suspecte la pose d’une bombe dans sa voiture, le spectateur se demande si celle-ci va exploser ou pas, et la variation de plans est faite de telle manière que nous nous trouvons tantôt en train de vivre l’expérience du personnage : la musique, le coeur qui bat, le pouls qui s’accélère et aussitôt on se retrouve en plan large, à l’extérieur de cette voiture à être dans cette attente voyeuriste où tous les accessoires sonores deviennent muets, en attendant le dénouement.

L’enjeu emprunté à autre genre est aussi exposé dès la première séquence : celui du film horrifique. Le générique est en train de se dérouler devant nos yeux pendant que nous voyons des jeunes se baigner illégalement dans le point d’eau devançant l’usine. La première séquence débute donc avec un interdit bravé. Nous basculons d’une focale extérieure à un point de vue subjectif, à l’intérieur de l’eau, suivant les jambes des baigneurs. Cette référence aux Dents de la Mer permet à la séquence d’exposition de suggérer la présence de l’invisible en tant que danger.

Élégie de l’homme face au système

L’enjeu du film est donc de réinvestir la figure du héros ordinaire américain. Le film atteste d’une élégie humaine face à un cynisme et un mercantilisme industriel où l’homme se trouve être minuscule devant le mastodonte industriel et judiciaire qui s’étire durant des années et des années, le film expose une affaire qui encore aujourd’hui n’est pas bouclée et où l’affaire judiciaire court toujours (du début des années 90 jusqu’à aujourd’hui encore). L’entreprise DuPont multiplie les recours pour repousser les indemnités auxquelles le géant de la chimie a été condamné en 2005 et 2008.

Les eaux sombres du film ne sont pas seulement le poison se mélangeant aux eaux de la Virginie Occidentale, ce sont aussi celles qui circulent entre les sphères du pouvoir afin de pouvoir pêcher en eaux troubles, faire du profit durant des situations confuses, pas claires, tout en étant capable d’échapper aux représailles dans un milieu malsain que les industries chimiques ont elles-mêmes créé. Les eaux sombres du pouvoir et du profit sont aussi celles qui obscurcissent les liens humains et qui les empêchent de se parler, ceci est montré à travers une séquence où l’avocat va sur le terrain du fermier qui l’a alerté sur la catastrophe sanitaire que l’industrie fait naître, notamment dans son effectif bovin. Il y une opposition très claire entre deux corps sociaux, un fermier qui vient de perdre ses cent quatre vingt dix vaches et le brillant avocat qui travaille dans le cabinet qui défend les intérêts de cette entreprise. Dans cette séquence se joue la rupture entre deux entités, deux mondes qui ne se connaissent et qui, pour qu’elle puissent se confronter, se parler, ont besoin d’une crise sanitaire. Ce film parle aussi de cet enjeu : l’abnégation d’une classe face à la non représentation, l’indifférence d’une autre.

Dark Waters est un film qui permet de comprendre que derrière les images et surtout l’imagerie cinématographique, il n’y a pas que de la fiction ou du mensonge, il y a quelquefois la vérité. Dark Waters annonce l’envie de révélation de notre époque, de notre génération et le spectateur arrive aisément à comprendre les enjeux et les problématiques du film tant ils sont actuels et d’une envergure aussi importante. Todd Haynes réussit à lier une mise en scène somme toute classique à un discours engagé, animé par une véracité sans failles pour une justice, une justice sanitaire, écologique et sociale.

Marjolaine Montoux


Illustration réalisée par Paul Meslet

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