Sorry We Missed You de Ken Loach : de l’aliénation à l’espoir de libération

Du haut de ses 83 ans et de ses cinq prix cannois, Ken Loach est, depuis le début des années 80, une figure incontournable du genre naturaliste au cinéma. Avec ce nouveau film, le réalisateur britannique prend de nouveau le parti des plus défavorisés.

Sa présence à Cannes est maintenant de l’ordre de la tradition et de la coutume tant son nom résonne à chaque révélation des nommés en festival. Cette situation, d’un point de vue extérieur j’entends, peut sembler assez risible lorsque l’on pense à quel genre de spectateurs le film est projeté. Ken Loach et son scénariste Paul Laverty, que l’on occulte bien trop souvent, ont durant toute leur carrière fait des films pour dénoncer la misère britannique, la précarité des classes pauvres et moyennes face à des politiques publiques excluantes : dans The Angel’s Share (2012), le film réaliste se révèle comique dans sa tonalité narrative sans pour autant laisser le propos social sur le pas de la porte : le chômage est montré comme le terreau des dépendances, des trafics, des délits, des violences de la part des individus, tout cela sous le regard des classes dominantes. Dans I, Daniel Blake (2016) le film présente le plan d’austérité mis en place en 2010 par George Osborne, « chancelier de l’Echiquier » sous le gouvernement Cameron ; il est question de la privatisation de plusieurs secteurs du service public qui sont soumis aux règles managériales du secteur privé: évaluation, rentabilité et croissance. Il serait aisé de faire une liste de problématiques sociétales traitées par Ken Loach et Paul Laverty pour démontrer à quel point ces films sont plus que des œuvres artistiques avec une esthétique, un récit et une démonstration de talent ; ce sont surtout des pamphlets. Des pamphlets dont Sorry We Missed You est (pour l’instant) le dernier maillon de la chaîne.

Une démarche documentaire

Dans ce film, Ken Loach explore comme à son habitude les failles du travail et du marché au Royaume-Uni mais il appuie aussi son propos sur la famille, fondement inéluctable (à l’inverse d’un autre modèle de famille, tout aussi précaire dans Sweet Sixteen (2002)) : il y a les parents, Ricky et Abby, et les deux enfants Seb et Liza, ils vivent tous les quatre à Newcastle. La famille est soudée, ils s’aiment et les parents se saignent littéralement pour offrir un présent et un avenir meilleur aux enfants. Abby aime son métier, elle travaille en tant qu’aide-soignante à domicile pour des personnes âgées, elle fait la route avec sa voiture personnelle et ne compte pas ses heures. Ricky n’a pas de jobs fixes et chacun de ses postes sont mal payés ; tous deux se rendent compte que jamais ils ne seront indépendants financièrement et ne pourront jamais devenir propriétaires de leur maison. Pourtant, Newcastle voit le fleuron de la révolution numérique, de l’innovation s’installer dans le paysage et l’opportunité pour Ricky d’être autonome dans son travail semble être apparue. Cette « indépendance » au travail a dès lors un premier prix puisque Abby vend sa voiture pour que Ricky s’achète une camionnette pour son début de carrière en tant que chauffeur-livreur à son compte.

L’ubérisation : une innovation aux méthodes accablantes

L’illusion de l’indépendance au travail que vend l’ubérisation a un prix assez salé, car même si ce néologisme cristallise la modernité de notre siècle, les techniques, les méthodes sont tout ce qu’il y a de plus classique pour que l’entreprise arrive à ses fins. Ainsi, la scène d’exposition se charge de nous présenter tout l’enjeu du film, celui de déconstruire tout ce bel emballage coloré et alléchant qu’est l’ubérisation pour en extraire les déboires sous-jacents des travailleurs. Afin de disséquer ce processus, l’incipit se pare d’un gimmick loachien, c’est-à-dire, une scène d’entretien d’embauche. En effet, les caractéristiques du genre social dans le cinéma de Ken Loach est le décorum du face à face entre le potentiel employé et l’employeur, le chercheur d’emploi et l’administration. Ces confrontations d’un point de vue cinématographique permettent de symboliser physiquement qu’il y a un écart, une distance, une rupture entre deux mondes. Les corps permettent dès lors de frapper l’esprit du spectateur en montrant un jeu de domination sous-jacent qui gangrène petit à petit le travail de l’employé. Dans cette scène, celui ci comprend que le spectre d’Amazon va planer tout au long du film : l’employeur explique au futur chauffeur- livreur que celui-ci travaillera pour une plateforme de vente en ligne. L’employé aura un statut inédit, il ne sera pas considéré comme un salarié mais comme un « partenaire franchisé ». Ce genre de terme utilisé par la figure de l’employeur est très important dans le film et exploité de manière assez subtile : l’emploi de ces mots permet de vendre du rêve aux gens qui veulent travailler dans ce type d’entreprise, cette rhétorique managériale s’ancre dans l’imaginaire du mythe de la « Start up » ; ce qui permet de donner l’illusion aux potentiels travailleurs que l’individu qui travaille dur, qui prend des initiatives individuelles pour le collectif permet de gagner plus, toujours à condition que celui ci se donne à fond, évidemment. Le film déconstruit cette poudre aux yeux vendue par les entreprises et le démontre de plusieurs manières dans le film : Ricky se retrouve dans des situations où il prend conscience que son contrat implique beaucoup d’obligations et de devoirs contre très peu de droits. L’entreprise veut optimiser ses rendements  grâce à l’informatisation de l’organisation du travail et l’individu prend des allures d’automate pour suivre la cadence et être efficace, il devient aliéné face à son cahier des charges, sa rentabilité programmée à la journée, à la semaine, au mois. Ricky n’a pas de temps de pause pour récupérer de ses trajets ou plutôt des ses circuits. La désillusion face à la sois-disante modernité de statut est à son paroxysme lorsque le personnage se rend compte qu’un accident professionnel ou familial est de l’ordre de sa responsabilité et que lui seul doit assumer. Sorry We Missed You prend à bras le corps l’ubérisation pour piétiner son marketing, son glamour d’innovation vendu comme une libération pour le travailleur et qui se révèle étouffant face à la demande de « toujours plus ».

Le cinéma naturaliste : un genre transversal pour représenter la vulnérabilité

Voir Sorry We Missed You permet de se remémorer d’autres œuvres qui traitent de cette aliénation au travail que choisissent les individus face à la misère sociale ; un des plus efficaces selon moi pourrait-être Rosetta des frères Dardenne, film sorti en 1999 ; l’histoire d’une jeune fille qui a perdu son emploi à l’usine et qui passe ses jours à vouloir retrouver du travail en démarchant n’importe quel employeur tout en étant épuisée de cette situation précaire d’avoir à alterner involontairement entre un travail incertain et un chômage momentané. Ces témoignages fictifs d’individus aliénés par un statut de travailleur soumis à un marché où les réglementations et les devoirs priment sur l’humanité de ces personnes deviennent une tribune pour ne serait-ce qu’entrevoir une situation encore noyée par une communication toujours plus attrayante pour le travailleur et le consommateur.

Marjolaine Montoux


Illustration réalisée par Salomé Taverne-Antoine

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