La fin du voyageur moderne au pays de l’hypermodernité

La saison estivale touche à sa fin, et pour ceux qui ont pu profiter de ces mois de vacances, troquer l’oisiveté, les festivités, et la liberté de cette période pour retrouver la routine professionnelle ou scolaire risque de rimer avec pénibilité… supposant que durant cette période, la routine fut effectivement rompue au-delà de l’absence d’obligation professionnelle ou scolaire. Mais le temps pour soi que nous offre cette période est aussi un temps pour les autres, et ce, au sens le plus large auquel il est possible de se référer. En effet, nos réseaux sociaux ne se limitent pas à notre entourage “réel”, mais s’étend à nos fréquentations virtuelles. En ce sens, donner de son temps aux autres, c’est aussi, d’une certaine manière, passer du temps sur Internet. Et avec la généralisation de l’usage du smartphone, il n’a jamais été aussi facile de créer et d’entretenir ses réseaux sociaux quels qu’ils soient.

« Nomophobie » a été élu mot de l’année 2018 par le Cambridge Dictionary. Contraction de l’expression anglaise no-mobile phobia, la nomophobie désigne la peur excessive d’être séparé de son téléphone (en le perdant, en se le faisant voler ou simplement en l’oubliant à un endroit) ou celle d’en perdre l’usage (temporairement ou définitivement) suite à un dysfonctionnement de ce dernier, un accident ou à cause d’une batterie à plat. Elle est souvent considérée comme une forme d’addiction, bien que non-reconnue en tant que telle par la communauté scientifique qui préfère parler de « pratiques excessives » [1]. En effet, le smartphone contient des options si diverses, allant bien au delà de la fonction d’origine du téléphone, en plus de la possibilité de télécharger des applications variées, qu’il paraît presque absurde de vouloir/pouvoir s’en séparer. Néanmoins, la nomophobie peut être associée à un type d’anxiété sociale dont les symptômes sont comparables aux raisons de ladite “addiction” : the fear of missing out (FoMO) ou la peur de rater quelque chose. Il s’agit de la peur constante et démesurée de manquer un événement important dans son réseau, soit le besoin de rester connecter avec les autres par peur de rater un ou plusieurs événements qui les impliquent. Lié à l’usage du smartphone, ce type d’anxiété peut être caractérisé par l’angoisse que provoque l’absence ou la lenteur d’un réseau de connexion, ou les problèmes d’accès à un réseau social pour cause de bug informatique (souvent généralisés, et provoquant une forme de panique collective). Les symptômes de la nomophobie provoquent une hostilité envers l’usage généralisé du smartphone, illustré de manière assez caricatural dans l’épisode “Smithereens” de la dernière saison de Black Mirror, où le protagoniste ayant provoqué la mort de sa compagne après avoir consulté une notification via un réseau social alors qu’il était au volant, rend en partie responsable l’équipe de développement de l’application ainsi que son fondateur. Mais si l’hostilité vis-à-vis de l’usage excessif du smartphone est souvent perçu comme un discours réactionnaire, l’addiction aux écrans et ses conséquences n’en restent pas moins une réalité.

Comprendre la cyberdépendance

Par le biais des réseaux sociaux numériques, les individus ont la possibilité de « construire un profil public ou semi-public dans le cadre d’un système délimité, d’articuler une liste d’autres utilisateurs avec lesquels ils partagent des relations ainsi que de voir et de croiser leurs listes de relations et celles faites par d’autres à travers la plateforme »[2]. En somme, Internet c’est aussi et surtout l’extension des moyens de communication et d’alimentation de son réseau par le regroupement d’inconnus basé sur des intérêts et des valeurs communes ; soit un usage plutôt ordinaire à but principalement relationnel. Pour autant, cet usage n’est pas uniquement tourné vers les autres (alimenter son réseau et explorer l’activité de celui-ci), mais aussi vers soi : il permet le récit de soi, via une forme de représentation numérique de son identité, dépendant dans une certaine mesure du regard des autres. En effet, cette exposition est en premier lieu une méthode relationnelle qui a pour but de nous permettre de nouer des liens, et donc de construire ou d’intégrer une ou plusieurs communauté(s). Pour autant, celle-ci ne répond à aucune forme d’unicité supposée de l’identité. Au contraire, les contraintes et les possibilités offertes par les différentes plateformes numériques ainsi que les publics auxquels nous sommes susceptibles de s’adresser permettent un récit de soi pluriel et fragmenté, donc dynamique.

Il y a donc à la fois subjectivation (extériorisation de son identité) et simulation (expression et contrôle des facettes de son identité, soumisent à l’approbation du public) de soi, ce qui nous renvoie à la notion lacanienne d’extimité définit par Serge Tisseron comme « processus par lequel des fragments du soi intime sont proposés au regard d’autrui afin d’être validés »[3]. Le fait que l’abandon de la pudeur exige dans la même veine une soumission à l’approbation du public, nous contraint à répondre à une logique d’écriture de soi stratégique, à mettre en place une forme d’identité narrative[4] faisant coïncider chaque fragments de soi que l’on a choisi d’exposer. Autrement dit, la réputation en ligne nécessite que l’on devienne les entrepreneurs de notre identité. Par conséquent, la mise en lumière de l’intimité par le biais d’Internet transforme et accroît les formes d’échanges et d’expression de soi. Et si l’on peut pointer le paradoxe qu’est le sentiment de pouvoir construire un espace privilégié et propre à notre réseau dans un espace infiniment publique, c’est, en fait, précisément parce qu’ils ont la possibilité de se “cacher” (anonymat, VPN, possibilité de mettre son profil numérique en privé) que les usagers sont si prompt à se dévoiler.

Néanmoins, il serait insuffisant d’expliquer la cyberdépendance par le seul fait que le Web soit perçu comme un outil d’extension de soi, alors même que les technologies de l’information et de la communication deviennent progressivement une nécessité, suivant le projet gouvernementale d’État plateforme. Principal objectif du Comité Action Publique 2022 (CAP 2022), l’ambition est de maximiser les relations citoyens-administrations. En somme, la dématérialisation n’a pas fini d’impacter les relations sociales qu’elle s’empare déjà des procédures administratives, rendant ainsi l’usage d’Internet inévitable. Malheureusement, l’usage des réseaux sociaux et celui des plateformes administratives n’étant pas les mêmes, les problèmes rencontrés ainsi que les conséquences ne peuvent être comparables, et peut-être pire encore dans le second cas entre l’illectronisme et l’isolement des Français résidants en zone blanche [5].

Pourquoi ça pose problème

Pour autant, si l’accès à Internet reste un problème non-négligeable dans un contexte de numérisation des services publics, pour ceux qui y ont quotidiennement accès, le problème est tout autre. Une étude de Nokia datant de 2010 estimait que les personnes possédant un téléphone portable consultaient jusqu’à 150 fois par jour leur téléphone [6]. En France, on recense près de 6h49 de temps journalier passé sur internet sur des plateformes diverses, bien que le téléphone reste le principale écran quotidiennement consulté [7]. En 2012, la psychologue Susan Weinschenk émet l’hypothèse de l’influence de la dopamine sur ce besoin constant et frénétique : « La dopamine vous amène à vouloir, désirer, chercher et rechercher. Il augmente votre niveau général d’excitation et votre comportement dirigé vers une fin. D’un point de vue évolutionnaire, c’est essentiel. Le système de recherche de la dopamine vous motive à vous déplacer dans votre monde, à apprendre et à survivre. [Toutefois] Cela ne concerne pas seulement les besoins physiques […], mais aussi les concepts abstraits. La dopamine vous rend curieux […]. ». Liée aux technologies, l’hypothèse de l’influence de la dopamine suppose que la dépendance s’explique par une curiosité exacerbée qui nous pousse à chercher constamment de nouvelles informations, d’autant plus que « le système de dopamine n’a pas de satiété intégrée », elle nous pousserait donc littéralement à nous noyer sous un flux d’informations sans pour autant en avoir assez [8].

Cela n’est pas sans conséquence. La première, déjà évoquée et étant d’ordre psychologique, fait que la facilité d’accès à Internet doublée d’un sentiment de nécessité d’accéder à l’information (sans jamais réellement savoir de quel type d’information il s’agit, mais en étant persuadé qu’il est nécessaire d’en être averti) provoque de l’anxiété, car le temps que l’on n’y consacre pas donne l’illusion d’échapper à un événement potentiellement signifiant. Cette anxiété est en partie liée au sentiment communautaire que procure les réseaux sociaux numériques : chaque événement social qui se traduit par le biais d’Internet déclenche une vague de réactions, les réseaux sociaux numérique se présentant comme un forum géant où chaque parole semble être légitime. En ce sens, lorsqu’un événement est relayé par ce biais et que nous sommes connectés au moment précis où cet événement a lieu, nous avons la possibilité de participer à une expérience collective, qui a aussi pour avantage de nous permettre d’agrandir nos réseaux en nous mettant en relation avec des personnes avec qui nous partageons les mêmes émotions ou opinions, et d’exclure ceux qui s’y opposent. Il existe aussi des conséquences qui concernent les usages plus que l’impact. En mars dernier, le mémorial d’Auschwitz se retrouve à rappeler à ses visiteurs l’indécence de s’approprier un endroit aussi chargé d’Histoire pour en faire un background de shooting improvisé, suite à la circulation de plusieurs photographies de touristes prenant la pose en équilibre sur les rails menant au camp [9]. Un phénomène semblable fut aussi observé dans les bidonvilles, notamment celui de Rocinha (Brésil) et celui de Dharavi (Inde), victimes de leur succès grâce aux films L’homme de Rio et Slumdog Millionaire, et faisant de la misère une expérience sociale et quelques souvenirs pour les classes aisées [10]. Ces types de voyages sont réunis sous l’appellation de dark tourism, forme de tourisme qui consiste en la visite de lieux associés à la misère, la mort ou une catastrophe majeure. La dimension voyeuriste et les bénéfices économiques que permettent le dark tourism considéré comme une “commercialisation de la mort” sont vivement critiqués, et à l’ère du numérique, cette hostilité n’en est pas moins justifiée. En effet, la frontière entre un tourisme morbide et un tourisme mémoriel ou d’intérêt historique dans un contexte où les réseaux sociaux numériques sont devenus des extensions de soi et de son entourage, encourageant donc implicitement les socionautes* à partager et mettre en scène leur quotidien, reste assez flou. Quelles sont les motivations d’un visiteur qui se tient en équilibre entre deux blocs de béton qui composent le mémorial de l’Holocauste de Berlin ?

© Anonyme / Instagram

*terme désignant les usagers des réseaux sociaux numériques

De la cyberdépendance à une “cyber-nécessité” ?

Internet est un objet qui fascine autant qu’il inspire une forme d’angoisse, à la fois objet d’utopie et de dystopie. Mais qu’elles que soient les sentiments qu’il nous inspire, Internet est devenu une nécessité. Dès lors, l’attention qu’on lui porte doit être dirigée vers ses appropriations plutôt que son inévitable présence, car c’est seulement ainsi que l’on pourra corriger ses conséquences néfastes, si nous en observons. Autrement dit, Internet n’est pas un problème en soi, ce qui doit potentiellement nous inquiéter sont ses usages qui sont, par ailleurs, assez diverses. Si, ici, l’accent a été mis principalement sur son usage relationnel et sa participation à la construction des identités individuelles et communautaires, Internet joue aussi un rôle dans le politique ou le culturel. On se souvient encore de sa contribution lors des Printemps arabes, ou très récemment dans la visibilisation de la répression du peuple soudanais. Sur le plan culturel, on peut penser aux podcasts, dont les plus populaires abordent plutôt des sujets politiques (La Poudre de Lauren Bastide, Les couilles sur la table de Victoire Tuaillon, ou encore Kiffe ta race de Rokhaya Diallo et Grace Ly). On peut aussi penser à la vulgarisation scientifique sur YouTube ainsi qu’à sa communauté littéraire (appelé “booktube”). Plus généralement Internet affecte peu à peu nos usages quotidiens que ce soit dans les procédures administratives ou dans le travail. Son omniprésence nous invite donc à devoir repenser les rapports que l’on entretient avec les sphères qu’il absorbe, du relationnel au monde du travail, en passant par l’administration, la culture et le politique.

Christie Kainze-Mavala


Illustration réalisée par Anna Pallier


[1] : MORDANT Céline, “Addiction, concentration, performances… ce que l’on sait (ou pas) des effets du smartphone”

[2] : BOYD Dana, ELLISON Nicole, “Social Network Sites : Definition, History, and Scholarship”, Journal of Computer-Mediated Communication, vol. 13, no 1, 2007.

[3] : TISSERON Serge, “Intimité et extimité”, Communications, 2011/1 n°88, p. 88-91. En ligne : https://www.cairn.info/revue-communications-2011-1-page-83.htm 

[4] : Voir Soi-même comme un autre de Paul Ricœur

[5] : Voir l’enquête “Peut-on encore vivre sans Internet ?” de Julien Brygo pour Le Monde Diplomatique

[6] AHONEN Tomi, “An Attempt to Validate the 150x Per Day Number Based On ‘Typical User’”

[7] Médiamétrie – l’Année Internet 2018

[8] WEINSCHENK Susan, “Why We’re All Addicted to Texts, Twitter and Google”

[9] DELEAZ Thibaut, “Pourquoi autant de selfies à Auschwitz ?”

[10] KNAFOU Rémy, “Les nouvelles dynamiques du tourisme dans le monde

Touristes dans les bidonvilles : après la télé réalité, le « tourisme réalité »” 

Autre source :

CARDON Dominique, “Réseaux sociaux de l’internet”, Communications, 2011/1 n°88, p. 141-148. En ligne : https://www.cairn.info/revue-communications-2011-1-page-141.htm

Laisser un commentaire