Groupe ADP et Notre-Dame : le jeu du don et de l’investissement

Faire des dons pour reconstruire Notre-Dame, investir dans la culture

« Quand j’entends le mot culture, je sors mon revolver. » On doit cette phrase à Hanns Johst, dramaturge allemand proche du parti nazi – souvent attribuée, à tort, au dirigeant Joseph Goebbels. Tandis qu’Emmanuel Macron s’évertue à défendre la suppression de l’impôt sur la fortune (ISF) pour préserver l’hexagone de la fuite des fortunes françaises, ici, quand la culture française prend feu, nos millionnaires sortent leur portefeuille.

Longtemps apparues comme antinomiques entre elles, l’économie et la culture semblent pourtant ne jamais avoir été aussi proches. En effet, la première s’immisce, depuis plusieurs années déjà, dans les affaires de la seconde, si bien que cette dernière est devenue l’objet de convoitise dans lequel les grandes fortunes investissent. Dans un processus de privatisation rendu de plus en plus machinal, sinon quasi-automatique, par les dirigeants des démocraties néo-libérales actuelles, la culture ne figure plus comme une simple cause à défendre, un patrimoine à sauvegarder : elle est devenue lucrative. Pour sûr, l’exemple de la cathédrale de Notre-Dame de Paris illustre parfaitement cette logique. En quelques heures, ce sont plus de 800 millions d’euros gracieusement « donnés » par les plus grosses fortunes et familles françaises pour la reconstruction de l’édifice religieux, connu de tous. Derrière le geste d’altruisme, les prémices d’une privatisation du lieu de prestige semblent faire leur apparition, et, sur les girons des marches du parvis, les empreintes des familles Arnault, Bettencourt, Pinault, du groupe Total, etc. pour ne citer que les plus généreux donateurs d’entre eux. Ces grands défendeurs de la culture et du patrimoine français ont déversé chacun plusieurs centaines de millions d’euros pour la reconstruction de la cathédrale de Notre-Dame. Nous apprenons dans la foulée que les joueurs du club de football du Paris Saint-Germain (qui était jusqu’alors, depuis 2011, sous la tutelle de l’actionnariat Qatari) porteront, pour un match, un maillot rendant hommage à la maison de Quasimodo. Se pose alors la question de l’intérêt que ces grands noms de l’économie française ont à céder de pareilles sommes. Il est évident que l’acte de charité n’est pas désintéressé et demande l’hospitalité de l’État français.

© Anna Pallier / Le Halo Magazine

L’économie du pays En Marche vers le néolibéralisme d’État

Quelques semaines plus tôt était annoncée la privatisation des aéroports de Paris, entérinée avec l’adoption de la loi Pacte. La cession du groupe ADP, aux côtés de la Française Des Jeux (FDJ) ou encore du groupe Engie (ex-GDF Suez), figure comme l’un des plus grands contrats de privatisation de ces dernières années. À cela, on peut ajouter la privatisation des autoroutes en France qui a commencé dès 1986 et qui, mandat après mandat, ne cesse de gagner du macadam. Lesdits contrats, qui rapportent à l’État français quelque 800 millions d’euros par an, se voient être cédés pour environ 18 milliards d’euros à des entreprise privées. Cette décision, jugée absurde par des experts, tant d’un point de vue stratégique que sur le plan économique, a fait tressaillir les bancs de l’Assemblée, ce qui a conduit au lancement d’un référendum d’initiative partagée par les parlementaires, de tous bords confondus. Comme le souligne Salomé Saqué pour le média d’opinion Le Vent Se Lève [1], le fait de confier à des entreprises privées des projets colossaux – tels que les différents aéroports de la capitale – revient à conférer la gestion des frontières du pays auxdites sociétés. Cette stratégie,  qui compose l’un des principes centraux de la doctrine néo-libérale – expérimentée déjà aux États-Unis et au Royaume-Uni dans les années 1980 –, est suivie à son tour par le président français qui s’inscrit, non sans fierté, dans cette continuité absurde. Mais les précédents échecs traduits par les politiques du président Ronald Reagan et de la Première ministre Margaret Thatcher ne semblent pas impressionner Emmanuel Macron. En réalité, la fracture entre le secteur public et le secteur privé ne fait que s’amoindrir. Dans ce semblant de paradoxe où l’État offre ses aéroports à des entreprises privées alors qu’il paraît totalement impertinent de le faire, la frontière entre le public et le privé ne devient que plus poreuse encore. De surcroît, il est actuellement discuté d’ouvrir certaines lignes du réseau ferroviaire français à des compagnies étrangères. La concurrence étrangère, présente déjà sur certaines lignes mises en service en région PACA et en région Hauts-de-France, s’étendra bientôt à d’autres territoires dans le pays. Le Parti Communiste Français, qui martèle que « les usagers de train n’ont pas besoin de concurrence pour que le service s’améliore et soit de meilleure qualité », qualifie cet acte de privatisation « à contresens de l’histoire ». Comment ouvrir tout un secteur d’activité – en l’occurrence, les transports – à la concurrence étrangère, rester compétitifs dans ce domaine et garder la mainmise sur l’aménagement du territoire ? D’un autre côté, pourquoi devrait-on accepter l’argent de grandes entreprises privées françaises qui, subitement, donnent des sommes astronomiques pour la reconstruction de la cathédrale de Notre-Dame, tandis qu’en même temps, l’État cède, pour un euro quasi-symbolique, son patrimoine aéroportuaire et ferroviaire ?

Dans un pays où les Français demandent davantage de pouvoir d’achat, c’est un peu de la propriété de tous qui est soustrait par le biais de ces privatisations. Quand le service public est confié aux entreprises privées, c’est le début de la fin d’un héritage. La manœuvre étatique, qui consiste aujourd’hui à céder le public au privé, délite un peu plus encore la solidarité requise par Emmanuel Macron pour redresser le pays, comme il l’a encore martelé durant la conférence de presse de ce jeudi. Au plaisir de revoir Notre-Dame sur pied et Quasimodo consolé, les Français devront quant à eux courber l’échine et faire leur propre bosse encore quelques années, sans nulle aide ni de l’État ni des grandes fortunes.

Victor Penin


Note de bas de page

[1] « Privatisation d’ADP, scandale d’État », Le Vent Se Lève, avril 2019

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