Sortir de l’ombre de l’Histoire : le défi de Naïl Ver-Ndoye

Le premier février dernier, a eu lieu comme chaque année en Amérique du Nord, et ce depuis 1976, le Black History Month. Fêté en octobre au Royaume-Uni, cette commémoration annuelle de la diaspora noire issue du monde anglo-saxon occidental est à la fois culturelle et éducative. En effet, c’est l’occasion pour les afro-américains de se remémorer et de célébrer leur histoire, mais aussi de maintenir et/ou renforcer les liens entre les diverses groupes culturels qui existent en son sein.

Aux origines Black History Month

Il s’agit d’une extension du Negro History Week créé par Carter G. Woodson, historien, auteur et journaliste afro-américain fondateur de l’Association for the Study of African American Life and History (organisation à but non-lucratif dédiée à l’étude et à la valorisation de l’histoire de la communauté afro-américaine) et du Journal of Negro History (trimestriel publié jusqu’en 2001, traitant de l’histoire et du quotidien de la communauté afro-américaine). Le Negro History Week était fêté la deuxième semaine du mois de février, afin de pouvoir englober à la fois l’anniversaire d’Abraham Lincoln (considéré à l’époque comme l’un des principaux symboles de la lutte contre l’esclavage et de son abolition) le 12 février, et de Frederick Douglass (symbole de la lutte pour l’abolition de l’esclavage et l’égalité entre toutes les populations américaines) le 14 février. Le but initial du “père de l’histoire des Noirs” était d’instaurer durant ce laps de temps, au sein des écoles publiques, l’enseignement de l’histoire de la population afro-américaine, considéré comme essentiel à la survie physique et intellectuelle de celle-ci. Bien que l’événement reçoit un accueil mitigé à ses débuts, il permet avec le temps la création de nombreuses organisations et clubs dédiés à cet objectif, dont la Black United Students de l’université d’État de Kent qui organise la première édition du Black History Month en février 1970. Celle-ci a un tel succès que six ans plus tard, après une extension observable de cette commémoration dans tout le pays, le président Gerald Ford reconnaît officiellement le Black History Month. Celui-ci justifie sa décision en affirmant que cela permettra de « saisir l’opportunité d’honorer les réussites trop souvent ignorées des Américains noirs dans tous les domaines à travers notre histoire » [2].

Et en France ?

L’association Mémoires et Partage qui avait déjà mis en place une première tentative de célébration à Bordeaux, remet le couvert cette année ! Tout comme aux Etats-Unis, au Canada et au Royaume-Uni, le but est de célébrer l’Histoire et la culture de la diaspora noire française. Néanmoins, la finalité reste tout de même de pouvoir un jour prétendre au même statut de commémoration nationale qui existe déjà dans les pays précédemment cités. En effet, il semblerait que la mémoire collective française soit construite sur l’invisibilité des minorités qui la composent, bien qu’elles n’aient pourtant jamais été silencieuses ou inactives. Tout comme la difficulté d’écrire l’Histoire des femmes est le fait d’une mise à l’écart de cette frange de la population, la difficulté de poser un récit historique et national sur la population noire de France repose aussi sur sa marginalisation. L’histoire du français d’origine afro-descendante est trop souvent réduite au rapport de domination historique qui ait pu exister entre son pays d’origine et son pays d’accueil (ou plutôt celui de ses parents ou ses grands-parents, voire des ses ancêtres pour certains cas), non pas que cela pose un problème en soi puisqu’il s’agit d’un fait historique (même si l’enseignement du fait colonial laisse à désirer [3]). Toutefois, la réduction à un rôle historique de subalterne pose problème. Tout comme la femme est souvent réduite à la figure de la mère, de la sainte ou de la putain, le noir ne peut a priori n’être que l’esclave ou le colonisé. En ce sens, il ne s’agit pas seulement de mettre en lumière une partie de la population ignorée, mais aussi de prendre en compte et de considérer l’enjeu de la représentation comme étant indispensable. Pour rappel, la représentation est la capacité pour un sujet de construire ou d’enrichir son identité à travers l’image d’une forme alter ego (au sens littéral, soit, un autre soi), précisément parce que la représentation affirme en certain sens l’existence, la présence, d’une chose ou d’une personne. Elle est un enjeu politique utile et nécessaire, car au delà même de la visibilité en soi, il y a aussi la forme et la signification que prend cette visibilité. Choisir de représenter la population noire à travers l’image du tirailleur sénégalais souriant et joyeux, mais surtout candide et inoffensif, n’est pas un choix anodin, mais représentatif du regard paternaliste que la société française pose sur eux. Et cette représentation prend toujours le sens d’un élément qui sort de l’ordinaire, un élément allogène, un corps d’exception pour reprendre Pierre Tevanian [4]. Cet autre que soi, cet autre qui ne devrait pas être là, différent pas seulement de par son physique, mais par sa culture, sa seule présence. La représentation ayant le pouvoir de construire un cadre de référence dans notre esprit, son excessivité et/ ou son insuffisance nous insuffle à notre insu l’idée que certaines franges de la population constituent la norme et d’autres une anomalie. De ce fait, se pose la question suivante : quel impact une représentation aussi peu riche et réduite au rôle de subordonné, peut-elle avoir sur la manière dont la diaspora noire de France façonne son identité ?

C’est cette problématique que le livre Noir : entre peinture et histoire de Naïl Ver-Ndoye et Grégoire Fauconnier tente de résoudre. Bien que près de trois cents pages ne pourront contrer seul plusieurs années d’exclusion, ce livre possède tout de même un apport historique au sens social et factuel, mais aussi au sens artistique. Il mêle à la fois la question de l’esthétique et de la technique des artistes-peintres dans la représentation des personnes noires, et un récit historique plurielle de la diaspora noire en Europe.

« Qu’est ce que c’est donc un Noir ? »[5]

Le rôle social de l’art n’a plus à être questionné. En effet, l’art est double au sens où il renvoie à la fois à une culture esthétique institutionnalisée, jugée élitiste, mais aussi à un mode d’expression de l’artiste, qui n’est pas nécessairement revendicateur, mais qui a toujours pour objectif de poser un regard nouveau sur le monde pour mettre en évidence ce qui ne l’est pas a priori. Quelle que soit la sphère artistique à laquelle on se réfère (littérature, peinture, cinéma, etc.), en plus de l’ingéniosité artistique et technique de l’artiste, une oeuvre peut aussi tantôt être le miroir d’une société contemporaine à l’artiste, tantôt être une arme politique. En vérité, que l’art réponde à des codes esthétiques élitistes ou qu’il soit le seul moyen pour un individu de rendre évident le fond de sa pensée, il reste politique. La représentation des noirs dans l’art pictural peut, sans aucun doute, être liée à ces trois motifs – technique/artistique, représentatif, politique. Et si la représentation des noirs comme esclave, domestique ou combattant issu des territoires coloniaux est présente, elle n’en reste néanmoins pas réduite à cette image. L’individu noir est d’abord, historiquement, l’allégorie d’une contrée lointaine. Comme on peut le voir dans La France et les cinq continents (1931) de Pierre-Henri Ducos de la Haille, la figure du noir, à une époque où la France découvre le monde et sa richesse au delà des frontières de l’Europe, a surtout une symbolique exotique. Il représente un peuple et une culture que l’Occident est progressivement en train de connaître et avec qui il tend dans un premier temps à nouer des liens commerciaux mais aussi politiques. Et bien que ces relations tendront vers un rapport de domination, la présence des Noirs dans la sphère religieuse, politique et culturelle se traduit aussi dans ces oeuvres artistiques. Ainsi à partir du XVe siècle, le mage Balthazar sera représenté avec une peau sombre et des traits dits “négroïdes” sans que cela puisse poser de problème – l’historien Richard C. Trexler, cité par les auteurs, suppose que cela peut s’expliquer par l’arrivée des premiers esclaves subsahariens au Portugal, qui coïncide avec la période où Balthazar commence à être peint en noir. Aussi, fascinés par l’exceptionnalité des destins de figures politiques afro-descendantes, certains artistes s’attacheront à laisser une trace de leur grandeur dans l’histoire de l’art. Ces personnalités portent les noms d’Alexandre de Médicis, duc de Florence, dont les portraits nous laissent deviner une ascendance africaine ; le Négus Ménélik, roi d’Ethiopie, dont les tentatives de colonisation du royaume ont toujours échoué ; ou encore Jean-Baptiste Belley, dont la position politique n’empêche pas le peintre français Anne-Louis Girodet de se laisser aller à ses préjugés en représentant les reliefs de ses attributs intimes.

Ces représentations multiples des noirs dans l’art pictural laissent entendre qu’ils étaient loin de faire figure d’exception en France, et plus généralement en Europe. Depuis la découverte du continent africain, que l’on peut dater au moins dès l’Antiquité, les populations subsahariennes ont intégré l’histoire de l’Europe, et en ce sens, l’histoire de la France est aussi cousue de fil noir [6]. Si la reconnaissance d’un tel fait historique est difficile à intégrer dans la mémoire collective, elle peut être en partie dû aussi à une perception négative de la présence des noirs sur le continent européen, dont la noirceur serait « le signe visible de leur nature mauvaise, païenne et transgressive » [7]. Une perception du corps noir plus que d’actualité…

Il n’en reste pas moins que l’ouvrage reconnaît une limite à son propos : « La démarche de ce livre consiste à s’intéresser à la perception des Noirs, exclusivement au prisme de leur représentation par les peintres européens. » Il s’agit donc de retracer l’histoire des Noirs d’Europe, uniquement par le biais du regard blanc potentiellement soumis aux préjugés de son époque. Cela peut sembler insuffisant lorsqu’on sait que la diaspora noire de France, et plus généralement d’Europe, fait partie de l’une des rares diasporas noires au monde à avoir conservé un lien presque quasi intact avec le continent d’origine (contrairement aux afro-descendants américains, latinos ou caribéens/antillais, qui ont toutefois su conserver certaines influences culturelles). De ce fait, son histoire ne peut se limiter aux frontières européennes. Pour autant, il est impératif de reconnaître l’utilité et la nécessité de cet ouvrage, qui met en lumière des facettes de l’histoire de l’Europe trop souvent reléguées au second plan. Il est aussi essentiel, et les auteurs le reconnaissent, de devoir aller au delà. Par la mise en place d’un musée artificiel de l’histoire des “afropéens”, les auteurs poussent les lecteurs  – afro-descendants ou non – à s’approprier l’histoire de la France et du continent européen, afin de s’émanciper d’une mémoire collective trop limitée, qui ne reflète que très peu la diversité des relations et des rapports entre les natifs européens et les différentes diasporas du continent.

Christie Kaïnze-Mavala


Se procurer Noir : entre histoire et peinturefnac et amazon


Notes de bas de page

  • [1] Inspiré de la série photographique Negra menta de l’artiste afro-colombienne Liliana Angulo Cortés
  • [2]“President Gerald R. Ford’s Message on the Observance of Black History Month”, Février 1976
  • [3] Voir Dans la classe de l’homme blanc: L’enseignement du fait colonial en France des années 1980 à nos jours (2018) de Laurence de Cock
  • [4] Voir “3 – Le corps d’exception et ses métamorphoses” dans La mécanique raciste de Pierre Tevanian
  • [5] GENET Jean, Les Nègres (1958)
  • [6] Alain Mabanckou, faisant référence au propos de Nicolas Sarkozy à Dakar : « Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire » (2007)
  • [7] PASTOUREAU Michel, Noir – Histoire d’une couleur (2008)

Laisser un commentaire