Le rap français a-t-il une couleur politique ?

Avant toute chose, il semble nécessaire de préciser que s’intéresser à la couleur politique d’un genre musical peut, à première vue, paraître incongru, comme n’importe quelle entreprise de catégorisation politique d’un art dans sa globalité. Il sera néanmoins entrepris dans cet article de dresser le portrait politique du rap français. Cela paraît intéressant en raison, notamment, de la place particulière qu’occupe le rap de par son origine historiquement politique et par la place qu’il occupe sur le champ médiatique pour des raisons que l’on peut qualifier de « politiques » (débats sur la laïcité, sur l' »identité nationale », le (néo)colonialisme, les inégalités, la précarité, etc.).

De plus le rap francophone (encore plus que le rap américain) est, par la dimension importante que prend le texte, amené à dire, revendiquer, s’opposer ; en cela il est légitime de considérer le rap comme une musique contestatrice ayant par son existence même une essence politique, mais pas seulement. En effet, il est clair que les prises de position politique font partie intégrante de l’histoire du rap en France mais il serait réducteur de restreindre le rap uniquement à cet aspect. Or, la volonté de la plupart des médias dits traditionnels de vouloir faire du rap quelque chose d’essentiel le ment, voire d’exclusivement politique, à l’image de Léa Salamé reprochant à Nekfeu l’absence (non avérée) de dimension politique dans son album sur le plateau d’On n’est pas couché, nous force à nous questionner sur l’existence réelle ou non d’une dimension politique du rap français et par conséquent sur la couleur de cette dernière.

Peut-on alors parler de couleur politique du rap français ?

C’est en redécouvrant un morceau d’IAM datant de 2007 que l’idée d’un article sur la couleur politique du rap français m’est venue à l’esprit. Le titre de ce morceau : « Rap de droite ». Rap de droite ? Deux termes me semblant a priori être opposés, le rap étant pour moi une musique animée par des valeurs de gauche. Que pouvait bien avoir à nous dire le groupe phocéen sur l’existence d’un prétendu rap de droite il y a de cela douze ans ?

« On s’croirait au Puy du Fou, au Front ou à l’UMP / T’as bien le cul posé au milieu du rap français » – Iam, Rap de droite

La sentence est claire , un morceau d’un peu plus de quatre minutes et une critique ouverte d’un rap game obsédé par l’argent, les belles voitures et délaissant le fond au profit d’un emballage commercial plus vendeur. La critique est sévère mais le message est limpide : pour les auteurs de « Demain, c’est loin », le rap a viré à droite.

Pourtant, si le grand public a fait du rap une musique exclusivement de gauche il y a des raisons à cela. En effet le rap fut et est encore le porte-voix de valeurs dites de gauche. Lorsque l’on souhaite associer des noms et des discours à ce rap de gauche nous viennent instinctivement en tête de nombreux visages, dont certains sont ou seront classés au panthéon du rap français. La Rumeur, Iam, Kery James, Diams pour les plus « anciens », Keny Arkana, Médine, Youssoupha, Brav, Tiers Monde pour les plus « jeunes », sont des groupes ou des figures marquants du rap français notamment pour leur engagements politiques plus ou moins prononcés, que ce soit sur des sujets comme le capitalisme, la colonisation, la précarité, ou la vie dans les banlieues.

« La vie est belle, le destin s’en écarte / Personne ne joue avec les mêmes cartes / Le berceau lève le voile, multiples sont les routes qu’il dévoile / Tant pis, on n’est pas nés sous la même étoile » – Iam, Nés sous la même étoile

Il existe en effet un rap « de gauche ». De plus, la majorité des rappeurs, lorsqu’ils revendiquent une appartenance politique, se situent en majorité sur ce coté de l’échiquier politique. Ajouté à cela le fait que la plupart des nombreux procès (au sens judiciaire et même politico/médiatique) effectués à l’encontre de rappeurs ont été initiés par des personnalités de droites à l’image de Nicolas Sarkozy (alors ministre de l’intérieur) contre le Ministère AMER en 2002 ou Sniper en 2003 ou bien encore les 202 parlementaires UMP s’associant pour une plainte contre le rap français au lendemain des émeutes de 2005 pour motif d’incitation au « racisme anti blancs » [1]. Le rap récolte également son lot de critiques du côté des personnalités de droite de la sphère médiatique à l’instar du très sulfureux Eric Zemmour, ce dernier n’hésitant pas à qualifier le genre de « sous-culture d’analphabète » ou à porter plainte contre Youssoupha pour « injures publiques et menace de mort ». On comprend alors aisément que le rap soit perçu comme une musique de gauche ou du moins en désaccord face à une frange politico/médiatique de droite, cette dernière se plaçant en constante opposition allant même jusqu’à critiquer la culture rap dans son intégralité.

On voit bien que sans forcément le revendiquer, un certain nombre de rappeurs français ont un discours de gauche. Chez Kery James ou Brav, l’usage d’un vocabulaire quasi marxiste, comme l’existence d’une classe de « prolétaires », se place dans un héritage contestataire et social politiquement marqué.

« Mon rap est un art prolétaire. » – Kery James, À l’ombre du show business

Chez Youssoupha et d’autres rappeurs, on trouve au détour d’un couplet des contestations d’un système et d’une morale globale ancrées dans une rhétorique révolutionnaire.

« J’suis l’ennemi de leur modèle, j’suis l’ennemi de leur morale / J’suis l’ennemi de BHL, j’suis l’ennemi de Soral / Mais putain, j’attends que les poings se brandissent / Les grands hommes ne naissent pas dans la grandeur non, ils grandissent. » – Youssoupha, Polaroïd expérience

Néanmoins, peut-on parler d’un rap exclusivement de gauche ? Peut-on considérer que dans une certaine mesure, il existe un rap de droite ? Plus largement, peut-on considérer que les rappeurs, tout comme une grande partie des Français, se désintéressent de ce qu’on appelle grossièrement « la politique politicienne » au profit d’un rap qui n’est pas partisan ?

Un rap de droite ?

Nombreux sont les constats et les remarques quant à l’existence d’un rap de droite. Il ne faut pas entendre ici rap de droite comme un rap plébiscitant des personnalités ou des partis, bien que le soutien de Doc Gynéco à Sarkozy lors de la campagne de 2007 soit encore dans toutes les mémoires, mais plutôt comme un rap s’inscrivant dans une double dimension pouvant s’incarner comme étant des valeurs de droite. Nous définirons ici la droite selon deux formes distinctes : tout d’abord la droite représentant l’ultralibéralisme, prônant le capitalisme, et une autre droite, plus conservatrice voire traditionaliste. Au regard de cette distinction, il est possible de catégoriser certains morceaux de rap dans ces cases, sans que les rappeurs qui les chantent soient consciemment de droit. En effet, bien que le rap conserve globalement son aspect contestataire, notamment contre l’ordre établi, on peut constater qu’il se fait également le chantre d’un capitalisme exacerbé autour de thèmes tels que la concurrence acharnée, l’amour de l’argent, la volonté de possessions matérielles et surtout un individualisme prôné à l’extrême notamment via l’exercice surexploité de l’égotrip. De l’autre coté, il existe une forme de conservatisme, même s’il est difficile à saisir, au sein du milieu rap francophone. Les thèmes qui reviennent sont surtout ceux liés à l’homosexualité et à la condition féminine. Heureusement, force est de constater qu’il y a une nette évolution depuis quelques années, si bien que le rap français aborde des sujets plus sensibles et développe une certaine tolérance à l’image de Seth Gueko qui, récemment dans une interview pour GQ France, répondait à des questions sur la Thailande et faisait preuve d’une ouverture d’esprit plutôt surprenante sur la question du troisième sexe par une punchline aussi fine que vulgaire : « Faut avoir une sacrée paire de couilles pour se les couper. » En revanche, l’évolution actuelle de la nouvelle scène rap francophone semble de plus en plus mettre l’accent sur l’individualisme, l’idéologie du chacun pour soi, et de la concurrence à outrance, l’argent étant devenu la finalité de certains rappeurs. C’est ainsi que dans une interview pour La Dépêche en novembre 2018, le pilier du rap francophone Kery James déclarait : « Le rap est devenu un instrument du capital et cela me dérange. Il fait rentrer dans la tête des gosses que tout ce qui compte c’est posséder plus d’argent, que c’est ainsi qu’on devient respectable. » Il ne faut pas bien sûr généraliser ces propos à tous les rappeurs, ni oublier de prendre en compte le fait que ce rap de droite est loin d’être présent sur tous les titres des albums de ces artistes. De plus, de nombreux artistes ayant un discours que l’on pourrait qualifier d’individualiste ou prônant les possessions matérielles (« rap bling bling ») ont, au détour d’un morceau, d’un couplet ou d’une rime, conscience des valeurs qu’ils diffusent. Ainsi Dosseh dans La rue, c’est rasoir sur son son dernier album théorise à sa manière une nouvelle classe sociale : les « prolos ultralibéraux ».

« Fuck la Dacia Sandero, on veut la Maybach Exelero / C’est bien nous les anti-héros, les prolos ultra-libéraux . » – Dosseh, La rue c’est rasoir

Néanmoins, force est de constater – et là est peut-être le fond du problème –, que les titres les plus mainstream et diffusés par les radios sont, quand ils disent quelque chose de politique, principalement orientés vers cet aspect ultra concurrentiel que l’on peut qualifier par un biais théorique comme étant « de droite ». Le véritable problème n’est pas, à mon sens, l’existence de ce style de rap qui fait partie intégrante de la culture hip hop francophone (et plus globalement de la culture hip hop en général), l’égotrip étant une performance emblématique du genre. Mais le véritable problème est son omniprésence notamment dans les médias « rap » traditionnels et par conséquent la non médiatisation des autres variantes du rap, créant ainsi un cercle vicieux poussant les rappeurs à produire des contenus convenant à l’industrie musicale (radios et maisons de disque).

Et du côté des extrêmes ?

Même s’il ne passe heureusement pas en radio et qu’il est très minoritaire, on ne peut nier l’existence d’un rap d’extrême droite. Et là, il y a de quoi avoir froid dans le dos puisque tous les codes de l’ultra droite sont repris, de la haine anti-immigrés à l’expression d’un nationalisme décomplexé, en passant par le ressassement de valeurs pétainistes. La figure de proue ce rap extrémiste est le rappeur Kroc Blanc, personnage que l’on peut qualifier de politiquement correct lorsqu’on le compare aux autres adeptes de ce rap extrémiste. En effet, gravite autour de lui toute une nébuleuse de rappeurs aux propos encore plus dérangeants. C’est ainsi que Godolfaf dans son morceau Génération Faf scande des paroles nous rappelant les heures de gloire de Vichy : « Faf, nationaux réunis / Nous sommes faf, tous unis pour la vie / Fiers d’être Faf, travail famille patrie / Génération faf, la horde des insoumis. » Dans une chanson à la gloire de Jean-Marie Le Pen le rappeur Amalek alors en featuring avec Kroc Balnc et Mc amor ne laisse aucune ambiguïté sur ses intentions électorales : « Jean- Marie le Pen, fier, dur comme le menhir / pas comme ces putes qui nous vénèrent, bien sûr je vote Marine. » Ce rap ne représente qu’une très petite part du spectre politique du rap français. L’évoquer ici n’a pas pour but d’en faire l’apologie ou de maximiser son importance mais plutôt de montrer la dimension politique du rap, puisqu’il est même un outil de propagande pour l’ultradroite.

Comment expliquer ce discours ?

Loin de vouloir présenter une réflexion désabusée sur l’évolution du rap francophone tel un puriste se refusant à la nouveauté et à l’ouverture d’esprit musicale, mon intention était par cet article, de sensibiliser sur l’existence d’un autre rap que le rap mainstream. Car ce dernier, lorsqu’il possède une nature que l’on peut qualifier de politique, est essentiellement orienté vers une droite ultralibérale, aussi paradoxal que cela puisse paraître pour un genre musical que l’on considère classiquement (et à juste titre à mon sens) comme contestataire et s’opposant à l’ordre établi. Egalement loin de moi la volonté de remettre en cause la pertinence et la qualité musicale et textuelle des rappeurs cités précédemment, mais il est important de replacer leurs discours dans une époque et un contexte particulier : celui du début du XXIème siècle, époque où les acquis sociaux « de gauche » se désagrègent de plus en plus et où la valeur suprême d’une vie « réussie » est de posséder une Rolex avant 50 ans. D’un point de vue plus musical, l’influence américaine participant à l’avènement du « rap bling bling » n’est pas à négliger ; l’industrie musicale actuelle s’inscrit également dans une logique de rentabilité exacerbée, parfois avide de profits au point de pousser les rappeurs à se calquer sur les attentes du public plutôt que de les inciter à surprendre ce dernier.

Ces éléments (et bien d’autres) témoignent de l’inscription du rap français dans un contexte, la production artistique étant désormais encadrée par certaines normes implicites provoquant la soumission de ce rap au capital, le genre s’adaptant naturellement à son époque. Il est certes regrettable de constater ce manque de diversité dans la production du rap mainstream, mais il faut à tout prix relativiser ce constat, le rap restant un style musical extrêmement varié, parfois politique, parfois non, dénonçant globalement et encore maintenant, les dérives passées ou présentes de nos sociétés, depuis la colonisation jusqu’au consumérisme de masse.

Ni gauche, ni droite : le rap est-il devenu apolitique ?

Pour pousser la réflexion un peu plus loin que sur l’existence d’une prétendue couleur politique du rap il est possible de se questionner sur la réalité politique du rap francophone. En effet, il semble de plus en plus que les rappeurs abordent d’autant moins (ou alors de manière moins frontale) des sujets que l’on peut qualifier de politique, à l’image d’une société se désintéressant de la politique politicienne pour ne laisser place uniquement qu’au discours du « tous pourris, tous les mêmes ». Le discours des rappeurs s’est ainsi globalement scindé entre deux pôles : la totale absence de revendications politiques ou la tenue de propos désabusés sur l’entièreté de la classe politique. Dans le premier couplet de Racailles qui fait partie de ses titres les plus récents, Kery James n’hésite pas une seconde à mettre les (anciens) principaux partis politiques français dans le même sac : « Républicains ou PS / Rangez vos promesses dans vos sacs Hermès » et confirme on ne peut plus clairement ces propos plus loin dans le morceau : « Je n’soutiens aucun parti, j’marche plus dans vos combines / Vos programmes électoraux ne sont que des comptines.« 

Sans forcément en tirer des conclusions hâtives peut-on considérer que le rap soit devenu apolitique ? Plus que de s’interroger sur la couleur politique du rap français faudrait -il mieux s’interroger sur le fait que le rap soit politique ou non, c’est à dire qu’il dise quelque chose de politique sans forcément être affilié à une appartenance, à une couleur ?

Dire que le rap est devenu entièrement apolitique c’est, selon moi, une approximation quant à sa réelle nature. En effet le rap ne dit pas nécessairement quelque chose de politique ; il s’est ouvert progressivement à des sujets divers et variés et les revendications « politiques » ont parfois été remplacées par l’expression de valeurs plus universelles ou éloignées du monde politique. Il n’empêche que le rap continue, différemment, à dire et à exprimer un mal être, la contestation d’un système, et à promulguer certaines valeurs : il reste ainsi la voix d’une matière profondément politique. Même les personnages les plus éloignés de la politique tel Vald qui déclarait dans une interview pour Booska-P « s’en battre les couilles du RSA et des retraites », ont un rap qui dit quelque chose de pleinement politique à l’image de son morceau Mégadose fustigeant, à sa manière, le système capitaliste.

Victor Mottin

 

[1] https://www.lemonde.fr/politique/article/2010/08/13/dix-ans-de-combat-entre-politiques-et-rap_1398798_823448.html

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