« La femme ne demande rien, elle exige » : entretien avec Kernen

Ce sont sur ces mots – « La femme ne demande rien : elle exige » – que nous avons quitté Kernen, après l’avoir interviewé. Avec ce ton militant, qui n’a pas peur d’exprimer ce qui lui semble nécessaire, cette interview prit rapidement la forme d’un réel plaidoyer pour l’autonomie du sujet face au genre. Après deux années de classe préparatoire littéraire et étudiant actuellement les sciences politiques et le management public à Paris, Kernen a accepté de répondre à l’ensemble de nos questions et nous a proposé une vision singulière de l’état du féminisme et de la question du genre dans notre société. (NDLR : Des notes complètent certaines informations de l’article)

Le féminisme et la féminité

Le Halo Magazine : Pouvez-vous nous donner une définition du féminisme, aujourd’hui en France ?

Kernen : Vaguement. Le féminisme est selon moi un combat pour l’atteinte d’une égalité entre tous. Je la perçois d’un très bon œil. Ce qui est probablement différent en France. Aujourd’hui, 24 novembre 2018, nous en avons eu une illustration parfaite. Il y a eu une marche à Paris contre les violences faites aux femmes : les gilets jaunes sont passés dessus.

L.H.M. : Et selon vous, le féminisme n’est-il qu’une histoire de femme ?

Kernen : Non. Bien sûr que non, évidemment que non, assurément que non. En réalité, cette question nécessite de se demander quelle est la définition de la féminité et de la femme. Or, c’est justement la question à laquelle ce siècle devra répondre. Mais selon moi, la femme n’est plus caractérisée par un corps, par une attitude, mais bel et bien par sa condition, inférieure à l’homme.

L.H.M. Mais qu’est-ce que l’homme ?

Kernen : C’est aussi une question difficile. Je pense qu’il faut aller plus loin qu’une guerre des sexes, qu’une guerre de représentations. On observe aujourd’hui que celles qui se définissent comme femmes, celles qui sont définies par la société comme femmes sont inférieures, de fait, dans les traitements sociaux, économiques et politiques, toujours face à « l’homme ». Les inégalités sont monstres, et partout.

Les femmes dans le monde du travail et dans la société

L.H.M. Pensez-vous que le plafond de verre est un mythe ?

Kernen : Pour être dans un « pseudo milieu politique », je peux l’observer. Dans mon école (qui prépare à des métiers en lien avec la politique), il y a une très grande majorité de femmes. Mais qui sont nos intervenants ? Une très grande majorité d’hommes. Or, je ne pense pas que cela soit explicable seulement par la réussite de chacun. Aujourd’hui, il y a un sexisme qui est présent, qui est là et qui est vrai. Et on l’apprend même en cours. En management, ce qu’on nous explique, c’est que les femmes, en tant que femmes dans les entreprises vont galérer ; parce qu’elles seront inférieures, moins payées, considérées
comme plus bêtes. Il est plus difficile pour une femme d’obtenir un stage dans les métiers
très pratiques, notamment à l’Assemblée. C’est plus difficile, parce qu’elle est une femme.

L.H.M. Par rapport à cela, êtes-vous pour la parité ?

Kernen : C’est aussi une question compliquée. Moralement, philosophiquement, je suis contre. Évidemment contre. Mais dans les faits, je suis pour, parce qu’on observe quoi ? Une inégalité frappante. En soi, la femme est l’égale de l’homme, légalement, depuis longtemps. Relativement longtemps. Mais dans les textes. Encore et toujours dans les textes. En France, seuls les conseils départementaux respectent la parité totale et parfaite, parce qu’une loi de 2013 l’oblige [1]. Aujourd’hui la France n’est pas trop en retard en Europe par rapport à cela : 38,6 % de femmes à l’Assemblée [2]. On en fait un modèle, alors qu’en Allemagne, il y en a 36,6 % [3]. Moi, je trouve que c’est une blague, surtout lorsqu’il s’agit de reprendre les chiffres du nombre de femmes faisant des études. Donc moralement je suis contre. Mais évidemment il faut des lois.

L.H.M. Pourquoi êtes-vous moralement contre la parité ?

Kernen : Parce que « je n’ai pas besoin d’une loi pour être l’égal de quelqu’un ». Parce que nous sommes nés égaux et que la loi garantit cela. Mais aujourd’hui, ce n’est pas le cas. Donc je suis moralement contre. Et pourtant, c’est presque insupportable pour la femme de dire qu’elle est là, parce que c’est une femme. C’est même humiliant, parce que la femme ne devrait pas avoir à dire qu’elle a eu plus de chance que les autres, sous prétexte qu’elle est une femme.

L.H.M. Que pensez-vous du hashtag « Balance ton porc » [4] et du mouvement « Me Too » ? Y voyez-vous, comme on a pu l’entendre dans la bouche de certaines personnes, des signes de « délation » [5] ?  La formulation « Balance ton porc » vous semble-t-elle adéquate ? 

Kernen : Je n’ai aucun problème avec toutes formes de violences, parce que ces mouvements, là où je suis, sont vus comme très violents envers la gente masculine. Je n’ai aucun problème avec ces mouvements. Au contraire. Quant à la formulation, ce sont des porcs enfin… Il faut souligner ce qui a été dénoncé. On parle quand-même d’un patron du cinéma, Weinstein [6], on parle d’une dizaine de victimes, c’est quand-même monumental ! Et vivant à Paris, dans un milieu où l’on est toujours ramené à notre corps, j’ai pris conscience de cela : je n’ai pas une seule pote féminine qui n’a pas eu de problème dans le métro.

L.H.M. La violence est donc de l’autre côté…

Kernen : Bien sûr, évidemment. Et au contraire, ces mouvements sont récupérés par cette sphère politico-médiatique, à majorité masculine et à minorité féminine.

L.H.M. Et pensez-vous que ces mouvements sont efficaces ?

Kernen : Je ne sais pas, mais ils permettent de remettre la question sur la table. Parce qu’il n’y a jamais de bon moment, comme on peut entendre toujours. « Mais c’est pas le bon moment« . Avec les LGBT [7], c’est toujours ça. « Oh vous me saoulez, il y a pire » Oui, mais c’est maintenant. Il n’y a pas pire, parce qu’on ne fait pas une hiérarchie. « Oui mais y a les migrants » mais on ne va pas faire de hiérarchie ! Et c’est horrible, c’est frustrant, parce qu’on est mis face à cela. « Oooh tu préfères ton mariage [8] à leur gosse ! » Mais non, non, non. On se trompe. On peut faire les deux. « Ah non ça va trop vite« .

La masculinité et le genre

L.H.M. Vous-êtes vous déjà interrogé sur la masculinité ? Qu’est-ce que cela signifie pour vous ?

Kernen : Un peu… mais vaste question, large question, insupportable question. On prête très peu d’importance aux mouvements féministes, car il y a une grosse crise de la masculinité. Parce que si la femme devient l’égale de l’homme, cela veut dire que l’homme n’est plus un homme. Oula. Ça ne veut rien dire. La masculinité, c’est le pouvoir, c’est l’argent, la richesse, (…) le courage aussi bien sûr, (…) le self contrôle, en bref, toutes ces conneries. Et la féminité c’est tout l’inverse. Je pense que la masculinité est imposée aux hommes et que la féminité est imposée aux femmes par un modèle social et que ça va exploser et que ça doit exploser.

L.H.M. Pour ou contre la « mort du genre » ? [9]

Kernen : Pour. POUR. Mais je ne suis pas pour qu’on ne dise plus « femme » ou « homme ».

L.H.M. Pas de suppression des mots, c’est cela ?

Kernen : Non, au contraire, création des mots. (…) Ce qui est intimement lié au mouvement trans : On ne dit jamais « trans », on ne dit jamais « cis ». Je suis pour le troisième genre. La problème avec le genre c’est qu’il faut se définir. Mais ça n’a aucun sens, ce n’est jamais constant, c’est sur un moment, dans une situation.

L.H.M. Un dernier message à faire passer ?

Kernen : La femme n’a rien à prouver. La femme, sans définir ce qu’est une femme n’a rien à prouver, elle ne demande rien, elle exige et elle exige quoi, ce qui existe déjà. On n’est pas en train de mendier. Il faut leur rappeler.

Victoria Delaunay et Chloé Godin

Notes

[1] Dans les conseils départementaux, la loi de 2013, qui a imposé l’élection d’un binôme homme-femme, a assuré une représentation strictement paritaire en 2015, alors que les femmes n’étaient que 13,8 % auparavant. Dans les municipalités, on compte 40 % de femmes depuis 2014 (source : chiffres du Haut Conseil de l’égalité).

[2] Selon l’observatoire des inégalités, L’Assemblée nationale élue le 18 juin 2017 comprend 38,7 % de femmes, en forte hausse par rapport à 2012 où ce taux était de 26,9 %. À ce rythme de progression, la parité serait atteinte lors des prochaines législatives, ce qui reste peu probable tant l’élection de 2017 aura été exceptionnelle. Il ne faut pas oublier qu’il y a vingt ans encore, l’Assemblée nationale ne comptait que 10 % de femmes et le Sénat 6 %.

[3] L’actuel Bundestag, issu des élections du 24 septembre 2017, ne compte que 31 % de femmes. Elles étaient 37 % dans l’assemblée précédente (sources : Europa).

[4] #BalanceTonPorc est un hashtag qui s’est largement diffusé sur les réseaux sociaux en octobre 2017 pour dénoncer l’agression sexuelle et le harcèlement, plus particulièrement dans le milieu professionnel, à la suite d’accusations de cette nature portées contre le producteur américain Harvey Weinstein. C’est la version francophone de la campagne MeToo, utilisée depuis 2007 en ce sens par l’activiste Tarana Burke et relancée en octobre 2017 sous forme du hashtag #MeToo (« moi aussi ») par l’actrice Alyssa Milano, qui a encouragé les femmes à partager sur Twitter leurs expériences.

[5] Si l’initiative a le mérite de libérer la parole, elle ne convainc pas complètement toute la population, notamment Raphaël Enthoven : sur Europe 1, le lundi 16 octobre 2017, le chroniqueur a expliqué « quand je dis que le problème c’est de balancer les gens, on me répond que pas du tout, le problème ce sont les porcs, c’est vrai, dans la mesure où tous les porcs traités à la même enseigne, ne sont pas également dégueulasses: une incivilité c’est moins grave qu’un viol. Mais le vrai problème de cette démarche c’est que la meilleure intention du monde culmine parfois dans la délation« … La conclusion de Raphaël Enthoven, plutôt que « balance ton porc », propose « dénonce ton porc à la justice« .

[6] En octobre 2017, le New York Times et le New Yorker rapportent qu’une douzaine de femmes accusent Harvey Weinstein, un producteur de cinéma américain renommé, de harcèlement sexuel, agression sexuelle ou de viol. À la suite de ces accusations, de nombreuses autres personnalités féminines de l’industrie du cinéma accusent Weinstein de faits similaires. Weinstein dément avoir eu des relations sexuelles non consenties. Trois femmes l’ont envoyé aux tribunaux. Les accusations portées contre lui ont libéré la parole dans bien des secteurs, donnant lieu à la déferlante #MeToo.

[7] LGBT et LGBT+ sont les sigles englobant les communautés lesbienne, gay, bisexuelle, transgenre et assimilées — avec souvent un « + » ajouté à la fin du sigle « LGBT », afin d’englober toutes les identités de genres et orientations sexuelles méconnues — sont utilisés pour désigner les personnes non hétérosexuelles et/ou non cisgenres (source : Wikipedia).

[8] Avec la loi du 17 mai 2013 sur le mariage pour tous, la France est devenue le 9e pays européen et le 14e pays au monde à autoriser le mariage homosexuel. Cette loi a ouvert de nouveaux droits pour le mariage, l’adoption et la succession, au nom des principes d’égalité et de partage des libertés. En 2014, les mariages de couples de même sexe ont représenté 4% du total des unions (Source : Rapporté par Gouvernement.fr).

[9] La « mort du genre » est un concept qui n’est pas tout à fait institutionnalisé par la communauté scientifique, mais qui nous semble inspirant. Des philosophes et chercheurs parlent plus souvent de déconstruction du genre social. C’est le cas de Judith Butler dans Trouble dans le genre (1990) . Voici peut-être comment il pourrait se définir à l’avenir: Une idée, plutôt qu’un concept pratique, qui souhaiterait mettre fin au clivage homme/femme pour laisser la complète possibilité à l’individu de se définir comme il le souhaite et d’exercer sa liberté la plus absolue sur son identité. Devenu souverain de son existence, l’individu parviendrait à s’émanciper de ses représentations sociales et genrées, et serait le seul responsable de sa condition. Cette interrogation se porterait sur l’homme comme sur la femme. Pour l’homme et la femme, qui disparaîtront, ils leur faudrait arrêter de se penser homme et femme pour mieux se penser comme un « je » qui n’a pas sa place de fait, mais qui doit l’obtenir, par un effort personnel, par une volonté. Dès lors, les notions abstraites et intersubjectives de masculinité et de féminité laisseraient place à une communauté d’individus en devenir et non plus déterminés par une situation qui préexisterait à leur existence. Ce concept se laisse volontiers critiqué et peut être taxé d’utopie radicale. Pourtant, il semble s’inscrire en continuité des travaux menés notamment par Simone de Beauvoir et Jean Paul Sartre, lorsque ce dernier pouvait expliquer dans la conférence, « L’existentialisme est un humanisme » : « Humanisme, parce que nous rappelons à l’homme qu’il n’y a d’autre législateur que lui-même, et que c’est dans le délaissement qu’il décidera de lui-même ; et parce que nous montrons que ça n’est pas en se retournant vers lui, mais toujours en cherchant hors de lui un but qui est telle libération, telle réalisation particulière, que l’homme se réalisera précisément comme humain ». Un prochain article sera consacré à cette thématique.

Un commentaire sur « « La femme ne demande rien, elle exige » : entretien avec Kernen »

  1. Bonjour, si tu veux changer le monde, change toi(Bouddha). Si tu veux mieux comprendre le rapport féminin /masculin :lire Echart Tollé…… Salutations CD😍

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