Féminisme et prostitution : violence ou indépendance ?

Dans cette article, l’utilisation de l’écriture inclusive permet de souligner le fait que la prostitution concerne à la fois les femmes et les hommes. Néanmoins, certains passages ne feront références qu’aux prostituéEs et ce, de manière volontaire. En effet, les propos et arguments avancés par certaines féministes sur la prostitution ne portent que sur les femmes qui exercent ce métier. Il serait donc erroné d’utiliser l’inclusivité dans ces cas précis. Aussi, l’écriture inclusive sera parfois utilisée pour mentionner les personnes opposées à la prostitution et celles et ceux qui défendent l’exercice de cette profession. Bien que le débat soit alimenté dans la majorité des cas par des militantEs, il existe aussi des hommes militants défendant les positions de l’un des deux camps. Enfin, la volonté de placer les femmes avant les hommes par l’utilisation du “elles et ils” (plutôt que du “ils et elles”, voire, “ils” d’après la règle de grammaire selon laquelle le masculin l’emporte sur le féminin, même en minorité) permet de mettre en exergue le fait que la prostitution concerne majoritairement les femmes, sans pour autant nier l’existence des hommes prostitués.

En décembre 2011, est déposée une première proposition de loi visant à pénaliser les clients de la prostitution, supposément censée permettre de renforcer la protection des victimes de l’exploitation sexuelle dans la traite des êtres humains et du proxénétisme. Après de vifs débats remettant en question l’efficacité d’une telle mesure, une nouvelle proposition de loi similaire déposée par des députés socialistes finit par être adoptée en avril 2016 par l’Assemblée Nationale, supprimant néanmoins le délit de racolage institué en 2013. Il soumettait potentiellement les prostitué-e-s à une peine d’emprisonnement d’une durée de deux mois et 3 750 euros d’amende.

Mais depuis quelques semaines, des témoignages de prostitué-e-s sur l’impact nocif de cette loi dans l’exercice de leur profession apparaissent dans la presse. « Protégez-nous au lieu de nous précariser » scandent-elles dans Les Inrocks. Thierry Schaffauser (dit Zezetta Star), travailleur du sexe et syndicaliste, confie au Journal du Dimanche ne plus parvenir à imposer le préservatif lors de ses rapports tarifés « de peur de perdre mes clients réguliers. » Plusieurs associations, dont le Syndicat du Travail Sexuel (STRASS) fondé par Schaffauser et Jean-François Poupel (dit Maîtresse Nikita), ont déposé en novembre dernier une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) après avoir fait le bilan  des conséquences catastrophiques de la loi, ayant accentuée la mise en danger des femmes et des hommes exerçant ce métier. En effet, selon les concerné-e-s, l’adoption de la loi les à amener à perdre l’autonomie et le contrôle qu’elles et ils avaient sur leurs conditions de travail, c’est-à-dire, la possibilité de refuser certains services ou d’exiger certaines conditions. Autrement dit, la loi a impacté de manière négative la contractualisation du rapport tarifé, obligeant les prostitué-e-s à accepter des conditions de rapports sexuels tarifés qui ne leur conviennent pas. Cela les expose ainsi plus facilement à de multiples dangers comme les violences physiques et sexuelles, voire, les risques d’infections sexuelles. De plus, cela a amplifié leur précarité. Comme le dit si bien le Mouvement du nid, association d’abolitionnistes féministes, « sans acheteur il n’y a pas de prostitution » or c’est spécifiquement cela que fustigent celles et ceux qui exercent le métier. Étant déjà pour la majorité en situation de grande précarité, pénaliser les clients rend difficile la fidélisation de ceux-ci et pire encore, la possibilité tout simplement pour les prostitué-e-s d’avoir des clients, ayant peur d’être pénalisés. En effet, une étude menée par les associations à l’origine du QPC révèle que plus de 78% des prostitué-e-s constatent une baisse de leurs revenus depuis l’adoption de la loi. Sans compter la marginalisation et la stigmatisation des prostitué-e-s ainsi que l’absence de protection de la part des forces de l’ordre, il semblerait que la loi de la pénalisation des clients n’ait pas été mise en vigueur dans l’intérêt de l’ensemble des personnes qu’elle était censée protéger.

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© Alexander Krivitskiy – Pexels

Prostitution et féminisme : histoire d’un conflit intracommunautaire

La tarification de service à caractère sexuel fait traditionnellement l’objet de débats houleux au sein du mouvement féministe, démontrant une fois de plus la pluralité des tendances et des revendications de ce mouvement social. Concernant spécifiquement la question de la prostitution, bien que l’abolition de la traite, du proxénétisme et des violences physiques et sexuelles fasse l’unanimité, on peut distinguer les abolitionnistes (souvent liés aux courants marxiste/matérialiste, communiste, et socialiste du mouvement) et les “pro-sexe” (souvent liés au courant libéral, mais parfois aussi anarchiste dans une logique d’opposition au puritanisme et à la morale religieuse). Les argumentations des deux camps sont multiples.

Les abolitionnistes conçoivent la prostitution comme une violence sexuelle. La tarification et la volonté des travailleuses d’exercer sciemment ce métier n’enlèverait rien au caractère misogyne et sexiste – perçu comme intrinsèque à la prostitution – de la profession qui consiste en « l’utilisation du corps d’une femme pour du sexe par un homme. » [1] Sur la question de la volonté, les abolitionnistes insistent sur les conditions de vie qui préexistent et influencent le choix de se diriger vers un tel métier. « Il est légitime de pénaliser ceux qui exploitent la précarité des victimes » affirme Grégoire Théry à franceinfo, porte-parole national du Mouvement du nid et délégué de Coalition pour l’Abolition de la Prostitution (CAP International) . Cet argumentaire n’est pas nouveau puisqu’on le retrouve déjà chez le militant E. Armand qui déclare en 1934 que la prostitution est un travail « qu’on ne ferait pas si la nécessité de se sustenter ne nous talonnait pas. » Le Parti libéral mexicain pousse la réflexion dans un Manifeste publié en 1911, en rendant explicitement responsable le capitalisme de l’existence de la prostitution, définit comme « un système qui place les hommes et les femmes dans des conditions telles que, pour ne pas mourir de faim, ils se voient obligés de prendre là où ils peuvent, ou de se prostituer. » Pour la féministe Madeleine Pelletier, si ce sont souvent les femmes qui se retrouvent à devoir se prostituer c’est d’abord parce qu’elles sont socialisées de sorte à se percevoir comme des produits de consommation : « toute l’éducation de la femme est sous le signe de la prostitution. Dès qu’elle se tient sur ses jambes, elle comprend qu’elle doit plaire. […] Recevoir des cadeaux est considéré par la femme comme chose naturelle. […] Dans le ménage, la prostitution continue. » Mais surtout, « c’est la misère qui pousse la femme au trottoir. »

Les “pro-sexe”, bien qu’elles et ils ne nient pas les violences qui peuvent avoir lieu dans le cadre de la prostitution, souhaitent privilégier une politique réglementariste. Celle-ci consiste à permettre aux prostituées d’avoir accès aux mêmes soins et protections dont bénéficit n’importe quel salarié ou travailleur indépendant lambda. L’autrice Virginie Despentes, fervente féministe “pro-sexe”, écrit d’ailleurs à ce sujet : « je ne suis pas en train d’affirmer que dans n’importe quelles conditions et pour n’importe quelle femme ce type de travail est anodin. Mais le monde économique aujourd’hui étant ce qu’il est […] interdire l’exercice de la prostitution dans un cadre légal adéquat, c’est interdire spécifiquement à la classe féminine de s’enrichir, de tirer profit de sa propre stigmatisation. » [2] Cette argumentation laisse penser que le problème de la prostitution ne réside pas tant dans l’existence ou l’exercice de la profession en soi, mais dans les conditions de travail et la marginalisation dont les prostituées sont victimes. Les féministes et alliés dit-e-s “pro-sexe” revendiquent donc l’indépendance financière acquise à travers une marchandisation consciente et consentie de son propre corps. Les “pro-sexe” insistent sur le choix, supposément éclairé, des prostitué-e-s d’exercer ce métier, ainsi que sur la libre disposition de leur corps qu’elles et ils choisissent de louer. De ce fait, elles et ils s’opposent à une perception supposée infantilisante et paternaliste des prostituées par les abolitionnistes, qui suggèrent que les prostituées ne peuvent que subir leur condition de travailleuse du sexe.

Sur la question de la pénalisation des clients, si les associations “pro-sexe” ont su mettre en évidence les difficultés posées par la loi dans l’exercice de la profession, les abolitionnistes se sont empressé-e-s de contre-attaquer en lançant le hashtag #NAbrogezPas. Les militant-e-s rétorquent aux”pro-sexe” qui souhaiteraient que l’on donne la parole aux concerné-e-s de prendre la peine d’écouter aussi les survivantes, soit, les anciennes prostituées. Une dizaine d’entre elles prennent d’ailleurs la parole dans un texte publié dans Prostitution et Société où elles expliquent la nécessité de la pénalisation des clients : « […] ré-autoriser le “droit des hommes” à disposer des femmes contre de l’argent, ce serait envoyer un message limpide aux proxénètes et aux trafiquants : les femmes et les enfants sont des produits consommables. » Toujours en protestation contre l’abrogation de la loi, le 17 janvier dernier, elles se réunissent aux côtés d’autres abolitionnistes féministes telles que les Femen et les militantes de l’association Osez le féminisme, au square Louise Michel, brandissant des pancartes « mon vagin ne se cote pas en bourse » et scandant, « ce n’est pas la loi qui tue, ce sont les clients. »

Impossible compromis ?

La nature de l’intensité du débat réside donc dans la perception de ce que représente le travail du sexe, qui consiste en une violence économique pour les abolitionnistes et en une indépendance économique pour les “pro-sexe”. Ce conflit souligne surtout la complexité du traitement de la question de la prostitution – et plus généralement du travail du sexe – car les arguments des deux parties sont recevables. Il est vrai qu’une partie non négligeable des prostituées est issue des classes populaires. Les déclarations d’Helen Feng (chanteuse du groupe chinois Novaheart) dans l’épisode de Sex and Love Around the World, [3] tourné à Shanghai, sont révélatrices : « le grand changement en Chine c’est le savoir. Les femmes commencent à connaître des normes sociales auxquelles elles n’avaient pas accès auparavant. [….] Aujourd’hui les femmes sont les personnes les plus éduquées en Chine. […] Elles n’ont donc aucune raison de choisir cette option [la prostitution]. » Il est donc vrai qu’en terme de volonté, la prostitution constitue surtout un mode de survie sur le plan financier. Elles ou ils font ce choix, parce qu’il y en a pas de plus accessible qui leur permettrait de répondre à l’urgence de leur situation. Néanmoins, il est aussi vrai qu’à la racine des violences qu’elles et ils subissent, se trouvent d’abord la stigmatisation et la marginalisation de leur profession. Il est vrai que si elles et ils subissent des violences physiques et sexuelles dans le plus grand des désintérêts c’est parce que leur humanité est déconsidérée, que leur vie n’a pas de valeur aux yeux de la société. Surtout, il est incontestable que s’attaquer à la prostitution par la pénalisation des clients est une manière honteuse de s’attaquer au portefeuille des plus démuni-e-s.

Par conséquent, il est tout aussi légitime de permettre à ces femmes – et ces hommes – de gagner leur vie dans des conditions favorables, que de questionner la commercialisation du corps féminin dans une société où celui-ci est déjà réduit au profit [sexuel] que les hommes peuvent en tirer, car la prostitution n’est pas une idée, pour reprendre les propos de l’abolitionniste féministe Andrea Dworkin dans Pouvoir et violence sexiste (1992). « Dès que vous vous éloignez de ce que c’est réellement, […], vous passez au monde des idées. Vous vous sentirez mieux […] c’est plus divertissant : il y a plein de choses à discuter, mais vous discuterez d’idées, pas de prostitution. […] [La prostitution] C’est la bouche, le vagin, le rectum, pénétrés d’habitude par un pénis, parfois par des mains, parfois par des objets, pénétrés par un homme et un autre et encore un autre et encore un autre et encore un autre. »

Sur la pénalisation des clients : le verdict

Pour ce qui est de la pénalisation des clients, le Conseil constitutionnel a tranché ce vendredi 1er février : elle n’entrave en aucune manière les droits garantis par la Constitution. L’accusation principale d’atteinte à la liberté individuelle fut rejetée pour cause que la pénalisation des clients fut mise en place afin de protéger les victimes de proxénétisme, de trafic des êtres humains et d’exploitation sexuelle, fondée sur la contrainte. Concernant une partie des personnes en situation de prostitution, la loi permettrait donc d’entraver les activités criminelles de leurs exploiteurs et se doit de rester en vigueur. Autrement dit, il n’a pas été considéré comme anticonstitutionnel de protéger les personnes sexuellement exploitées, quand bien même cela pourrait se faire vraisemblablement au détriment des conditions de travail de celles et ceux qui ne font pas partie de cette catégorie.

Christie Kaïnze-Mavala

[1] DWORKIN Andrea, Pouvoir et violence sexiste (1992)

[2] DESPENTES Virginie, King Kong Théorie (2006)

[3] Christiane Amanpour: Sex And Love Around The World (2008) – série documentaire disponible sur Netflix.

Autres sources mobilisées :

DUPUIS-DÉRI Francis, « Les anarchistes et la prostitution : perspectives historiques », Genre, sexualité & société (Printemps 2013)

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