L’histoire des femmes : la difficulté d’écrire sur un tel sujet

“D’une histoire sans les femmes à une histoire du monde sexué.” (F. Virgili)

Pour une histoire mixte

Enthousiasmées par l’idée de proposer un article sur l’histoire des femmes avant l’apparition du terme “féminisme” au XIXème siècle, nous nous sommes penchées sur les sources historiques de l’Antiquité à la Révolution Française. Cependant, il ne nous a pas été réellement possible de retracer les grandes lignes de cette histoire des femmes : nous avons pleinement pris conscience durant ces recherches du fait que l’Histoire est pleine d’hommes illustres tandis que les femmes des livres d’histoire sont, jusqu’à la fin de l’époque moderne, les épouses et les amantes, les sorcières, les vengeresses… Néanmoins, certaines figures féminines ont marqué l’histoire, que nous ne pourrons toutes évoquer.

Dès le Moyen-Âge

Prenons l’exemple de Brunehaut, qui nous paraît éclairant. C’est une des premières femmes du Moyen Âge à avoir eu un réel rôle politique. Elle a vécu au VIème siècle alors que le royaume Franc était découpé en plusieurs royaumes dirigés par les petit-fils de Clovis. Brunehaut, princesse wisigothique a épousé Sigebert, le roi d’Austrasie. Sa soeur Galswinthe épouse Chilpéric, le frère de Sigebert, lequel fait tuer Galswinthe à l’instigation de sa concubine Frédégonde. Brunehaut cherche à venger sa soeur de Frédégonde : c’est le début de la Grande Faide, guerre politique qui dura plusieurs décennies.

En 575, Sigebert est assassiné par son frère Chilpéric. Brunehaut est envoyée en prison, mais elle épouse Mérovée, le fils de Chilpéric, qui lui permet d’en sortir. Dès lors, elle débute une régence forte : elle négocie avec les empires voisins, échange directement avec le Pape. Elle règne longtemps, et même son exécution est digne de celle d’un roi : elle est attachée par les cheveux, un bras et une jambe à la queue d’un cheval indompté, puis son corps brisé est brûlé.

 Les auteurs qui ont retracé sa biographie par la suite ont contribué à construire une légende noire : ils n’ont utilisé que des sources très partielles à propos de Brunehaut. Ainsi, sa vie reconstruite par ces auteurs a été présentée par la suite comme un contre-exemple. On lui a en effet appliqué une étiquette de reine vengeresse, à la sexualité dépravée. Elle est donc entrée dans la culture populaire avec cette légende noire, parfois  présentée comme une icône du féminisme, maîtresse de son corps. Mais son point de vue propre a été mis au second plan. C’est la reconstruction de sa vie par des auteurs masculins, en intégrant un jugement moral, qui prévaut dans l’image que la culture populaire se fait d’elle. Tel est le cas pour une part importante de ces femmes qui sont rentrées dans l’Histoire, dont la mémoire s’entoure d’un halo de jugement postérieurs.

Les femmes ont fait l’histoire

Très peu de femmes sont présentes au premier plan dans l’Histoire : iI serait pourtant insensé d’imaginer qu’elles n’ont pas fait l’Histoire. Cette problématique à trouver des sources historiques lisibles peut être en partie expliquée par le fait qu’elles ont toujours considéré le point de vue de ceux qui les écrivent. Les lettrés et les religieux, et donc majoritairement des hommes. Mais cette difficulté a pu être surpassée en partie par l’étude de l’histoire des femmes à travers des sources qui y faisaient référence, de près comme de loin.

Le mariage, pivot des sociétés, a longtemps été marqué par cette pratique: la dot est ce que le père donne à sa fille au moment du mariage ( souvent des terres), et parfois ce que le mari donne à sa femme (le douaire, donné au moment du mariage ; ou dans les sociétés germaniques la Morgengabe, “le don du matin”, donné après la consommation du mariage). L’étude des dots permet de mettre au jour ce que les femmes possédaient  et a donné lieu à de nombreux écrits et donc à des sources exploitables pour les historiens. Elle permet de mesurer, d’une certaine manière, la valeur des femmes en fonction des époques et des régions, et surtout ce qu’elles représentent au sein des familles.

La tentative est parfois grande de s’emparer de cette problématique pour appuyer sur l’exclusion des femmes dans l’histoire afin d’en faire des victimes. Ce n’est pas notre but. L’historiographie, l’étude de l’histoire, la plus récente s’attache à donner ou redonner une place à ces dernières dans l’Histoire, telle l’Histoire mondiale des femmes, de Grimal.

Cependant, de nombreuses études s’intéressent majoritairement à celles qui occupaient de réelles fonctions politiques, stratégiques et militaires plutôt que de chercher, dans l’histoire, un mouvement global d’émancipation féminine. Ainsi, l’Histoire se charge de dresser des portraits : de celui de Néfertiti, grande épouse royale sous l’Egypte Antique; à celui de Gorgô, reine de Sparte et femme de Léonidas, roi au Vème siècle avant J.-C. Ceci peut être expliqué par le fait que, l’historien est limité par les sources, dont il est dépendant voire tributaire. De ce point de vue, il ne peut travailler qu’avec ce qu’il possède.

Un intérêt tardif pour l’histoire des femmes

Si nombre d’historiens ont voulu retracer l’histoire des femmes, on constate qu’ils ne se sont penchés dessus que tardivement, ou plutôt, que l’histoire des femmes a, jusqu’à il y a peu de temps, été portée par le regard des hommes. Les premières recherches sur l’histoire des femmes, dans les années 1950 sont l’œuvre d’auteurs engagés dans le mouvement féministe, tels Jeanne Bouvier ou Léon Abensour dans l’entre-deux-guerres, ou encore Édith Thomas, qui sont tous restés totalement marginalisés.  

Une seconde vague de recherches se déploie à la fin des années 1960 dans un contexte militant, et peu après débutent les recherches sur le genre. En 1973-1974, Michelle Perrot, Fabienne Bock et Pauline Schmidt intitulaient leur séminaire, premier du genre, « Les femmes ont-elles une histoire ? ». Dix ans plus tard, nouvelle interrogation lors des rencontres de Saint-Maximin, « Une histoire des femmes est-elle possible ? », preuve qu’un renversement progressif est en cours dans la manière d’aborder le rôle des femmes dans l’histoire. Enfin, en 1998, le colloque de Rouen inversait la formule pour « Une histoire sans les femmes est-elle possible ? ». Ces questionnements vont de paire avec la visibilité croissante de femmes dans la discipline historique à cette période. En histoire médiévale, par exemple, après avoir écrit  Le chevalier, la femme et le prêtre (1982),  Georges Duby s’est rendu compte qu’il avait adopté le point de vue des hommes. Dans la dernière phrase de son livre, il s’engage donc à entreprendre des recherches sur le rôle des femmes dans les structures du monde féodal.

Dés lors, il a replacé ce questionnement au cœur du tome 2 de L’histoire des femmes en occident, et affirme dans l’introduction: « Il faudrait toutefois ne pas oublier parmi tous ces hommes qui seuls, vociféraient, clamaient ce qu’ils avaient fait ou ce qu’ils rêvaient de faire, les femmes. On en parle beaucoup. Que sait-on d’elles ? ». Il aura fallu attendre 1987 pour que la question se pose vraiment ! Et surtout, pour qu’elle soit légitimée car posée par un homme influent du monde universitaire, qui lui seul a su donner de la visibilité à cette problématique. Dans l’introduction de ce même ouvrage, Christiane Klapisch-Zuber l’atteste : « Bien avant que nous soyons capables de percevoir ce que les femmes pensent d’elles-mêmes, et de leur rapport avec les hommes, nous devons en passer par le filtre masculin. Un filtre qui pèse lourd, car il transmet aux femmes des modèles et des mythes idéaux et des règles de comportement qu’elles ne sont pas en droit de contester ».

Se prémunir de l’anachronisme

La pensée même du féminisme ne peut trouver de fondement stable avant la fin du XVIIIe siècle. En effet,  des mouvements organisés pour défendre les droits des femmes n’ont pris forme que tardivement. Nommé tel quel, le féminisme n’a réellement pris forme que depuis environ deux siècles. Cependant, des figures féminines, dont les actions ou la pensée ont œuvré pour le progrès de la condition des femmes se sont illustrées avant le XIXème siècle, et même beaucoup plus tôt, sans pour autant se considérer ni pouvoir être considérées comme féministes, comme se réclamant d’un mouvement en faveur de l’émancipation féminine.

Pour ne choisir qu’un unique exemple qui nous paraît significatif, exposons le cas d’Hildegarde de Bingen. C’est une nonne ayant vécu au milieu du XIIe siècle, elle dit avoir des visions durant son sommeil, dont elle transmet le contenu au Pape Eugène II. Elle devient très consultée pour ses visions a priori prophétiques depuis l’Europe entière. Mais ce qui fait l’intérêt particulier que nous lui portons ici, ce sont ses écrits. Elle a écrit entre autre sur ce que l’on appelle désormais la gynécologie. Rappelons qu’à cette époque de l’Histoire en France, la pensée est profondément ancrée dans l’idéologie chrétienne. Ainsi, la pensée d’Hildegarde de Bingen s’exprime à travers le prisme chrétien: pour elle, la sexualité reflète la volonté divine.

C’est très significatif, car cela implique que dans la pensée qu’elle exprime, le corps de la femme n’est plus condamné, et libère la femme de la culpabilité constante de son corps. Dans une société où les attributs féminins et la sexualité sont synonymes de péché et soumis à un traitement austère, affirmer que cette sexualité n’en est pas un demeure très audacieux. C’est d’ailleurs pour cela que son procès de canonisation a échoué. Elle a été érigée en porte-drapeau du féminisme dans les années 1970.  

Ces femmes comme Hildegarde de Bingen ont eu un comportement novateur qui, de notre point de vue, au XXIème siècle, leur permettrait d’être considérées comme des « féministes » avant l’heure, puisqu’elles ont servi la cause des femmes. Mais elles ne sont pas féministes, puisque le féminisme n’existait pas. Prenons donc garde, même si la tentation est grande, à l’anachronisme, qui selon l’historienne-anthropologue Nicole Loraux reste pour l’historien “la bête noire” de toute recherche sur des temps révolus : on ne peut attribuer le terme de “féminisme” à des individus ayant vécu, agit, avant la formation du mouvement féministe en tant que tel.

Un bilan d’étape

Il semble ainsi difficile de retracer une histoire linéaire de la femme et du féminisme tant cette dernière fut ponctuée par d’importants événements balanciers stoppant ou accélérant l’émancipation des femmes dans la société.  Mais “ces vides de femmes” dans les sources ainsi que “ces vides de femmes” dans l’étude de l’histoire nous renseignent sur leur condition. Souvent à l’ombre d’un homme illustre, ou effacée au sein de la masse, les femmes ont joué un rôle dans l’histoire. Tout ceci suppose donc d’accepter la complexité des sociétés antérieures et de leurs modes de pensée. L’historien doit donc tâcher de les comprendre et comme le disait joliment Edgar Morin dans son Introduction à la pensée complexe (1990) “nous sommes condamnés à une pensée incertaine, à une pensée criblée de trous, à une pensée qui n’a aucun fondement absolu de certitude. Mais nous sommes capables de penser dans ces conditions dramatiques”.

À l’aube de 1789, quelque chose semble néanmoins se jouer. Olympe de Gouges en est certaine : “La femme à le droit de monter sur l’échafaud”, c’est pourquoi “elle doit avoir également [le droit] de monter à la tribune”.

Victoria Delaunay et Chloé Godin

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