Turquie, un régime qui durcit

Deux ans après la tentative de coup dEtat par une partie de l’armée le 15 juillet 2016 en Turquie, le président Recep Tayyip Erdogan ne semble pas avoir lâché une once de pouvoir. Le régime turc a basculé ces dernières années vers un renforcement croissant de l’autorité du chef de l’Etat, au point de passer d’un régime parlementaire à un régime présidentiel. Après l’élimination des médias, des intellectuels, des membres de la fonction publique et des hommes politiques présumés hostiles au régime, les élections présidentielles du 24 juin 2018 étaient une des dernières étapes pour le projet d’Erdogan. Quelle situation politique pour la Turquie deux ans après cet événement ?

55 000 personnes arrêtées et 140 000 limogées, voilà le bilan de deux ans de purge depuis l’instauration de l’état d’urgence après la tentative de putsch. Alors en pleine transformation politique et économique, la Turquie a basculé vers un régime présidentiel fort taillé pour Erdogan, à la tête du pays depuis plus de 15 ans. Le gouvernement contrôle les médias à 90 %, le Parlement est dépossédé de responsabilités et les Turcs sont tiraillés entre le refus de constater l’absence de contre-pouvoirs, le désir de grandeur nationale promise par Erdogan et la peur de voir l’équilibre politique de leur pays sécrouler s’il chutait. La proclamation de l’état d’urgence suite à cette rébellion de l’armée a accéléré d’autant plus l’extrême-présidence d’Erdogan, lui conférant la possibilité de gouverner par décrets. Il en a ainsi abusé pour une longue série d’arrestations. Cependant, le Reïs (le Chef) jouit dune grande popularité en Turquie. Il est l’homme qui tient tête à l’Union Européenne, grâce notamment aux différentes menaces d’ouverture des frontières turques vers l’Europe aux réfugiés. Pourtant, malgré une forte croissance (+7,4 % en 2017), la livre turque seffondre un peu plus chaque jour (– 18 % depuis janvier 2018), l’inflation flambe et les investisseurs fuient. Le bilan intérieur du président sortant contraste avec la politique forte à l’extérieur. C’est dans ce contexte que s’est déroulé l’élection présidentielle du 24 juin 2018, vue comme la dernière approbation du peuple turque au projet d’Erdogan.

Le renforcement des pouvoirs du président n’a pas provoqué l’apathie des forces opposantes. Les partis adversaires du Parti de la Justice et Développement, l’AKP, le parti de la majorité plutôt conservateur, ont arrangé un système d’alliance permettant à chacun de présenter leur candidat au premier tour, puis de reporter les voix de leur électorat sur le candidat de l’opposition présent au second tour. Muhammed Ince semblait ainsi celui en qui de nombreux espoirs reposaient. Malgré une très faible médiatisation, 39 heures d’audience télévisuelle pour Ince, contre 180 pour Erdogan, ses meetings ont réuni une foule impressionnante, à la hauteur du désir de changement d’une partie des Turcs. Néanmoins, la majorité des 59 millions d’électeurs s’est portée vers le vote du président sortant, dont l’argument brut, « cest moi ou le chaos », a suffisamment convaincu, de gré ou de force. Il remporte ainsi lélection dès le premier tour (avec 52 %), malgré un bon score de Ince (31 %). Des soupçons de fraudes se sont propagés rapidement, mais a reconnu le résultat de ce scrutin sans remettre en question son déroulement. Une victoire qui conforte la position du Reïs et l’encourage à appliquer la réforme constitutionnelle adoptée un an plus tôt, d’autant plus que l’AKP remporte également l’élection législative qui se déroulait simultanément avec plus de 50 % des voix.

Promulguée suite au référendum du 16 avril 2017, la réforme visait à entériner le changement de régime politique de la Turquie, passant dun régime parlementaire à un régime présidentiel, voire hyper-présidentiel. Le Parlement possède toujours le pouvoir d’élaborer, d’amender ou d’abroger les lois, mais le Président peut passer outre et gouverner par décret. Le poste de premier ministre est supprimé et le chef de l’État nomme les hauts magistrats. Le Parlement plus son mot à dire sur la composition du gouvernement. En bref, le Président devient l’homme fort du pays et la concentration du pouvoir par Erdogan semble répondre à une volonté de retour d’une nation turque forte, menacée par l’Occident. La fusion entre le pays et son chef est revendiquée par Erdogan comme une étape nécessaire au redressement de la puissance de la Turquie. 2023 est citée comme la date qui parachèvera cette entreprise autocratique. Elle correspond au centenaire de la fondation de la République.

Qu’en est-il alors de la démocratie ? Erdogan rappelle que le Président et les membres du Parlement de l’AKP ont été élus à plus de 50 % des voix dès le premier tour et affirme que le taux de participation de ces élections est un des plus élevés du monde (85 %). Tout comme la cheffe de la diplomatie européenne, Frederica Mogherini, il est possible de tempérer cette véhémence. L’opposition durant la campagne électorale est loin d’avoir reçu le même traitement médiatique que le président sortant. D’autres candidats ont aussi été victimes des différentes purges. C’est le cas, par exemple, du candidat du parti pro Kurde, Selahattin Demirtas, qui a fait campagne depuis sa cellule de prison. Il est accusé d’activités terroristes et est en détention préventive depuis 2016. Ces éléments placent la Turquie dans une situation qui peut ressembler à la situation de la Russie, de la Hongrie ou de la Pologne, c’est-à-dire celle d’une gouvernance de plus en plus autoritaire et autocratique, maniée avec des espoirs de grandeur nationale.

Milan Derrien

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