Rencontre avec Fernando : de la bécane aux cannes béquilles

À ce qu’on dit, il faut faire du fric. Il y a ceux qui sont pour qu’on bosse jusqu’à notre dernier jour, jusqu’à notre dernier souffle, et il y a ceux qui souffrent, dans l’espoir de bosser un jour. Les premiers demandent de se serrer la ceinture, et les seconds courbent l’échine et s’en font frapper, faisant l’impasse sur beaucoup de choses pour ne pas finir à la rue. Alors, comme un parfait sujet de cette société de l’ultra-conventionnalisme, dans ce Bagdad critiqué et stable que m’inspire ce pays, je fais de l’argent. Je travaille en piscine à chaque vacance, en tant que MNS*, lorsque je rentre chez mes parents, en Normandie. Et c’est grâce à cet emploi que j’ai fait la rencontre de Fernando, cet homme qui m’a fait prendre conscience qu’il y a plus grave dans la vie que le sujet relaté dans l’entête que vous lisez en ce moment-même. Alors que le fric coûte un bras à certains, la folie et les excès de la vie coûtèrent une jambe à Fernando.

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Fernando, c’est cet homme que je vois depuis dix-huit ans se balader dans les rues de Lisieux, en boitant, arborant un blouson en cuir et un jean que j’ai toujours connu. Sauf que depuis un certain temps, j’ai été amené à le rencontrer bien plus souvent le gars Fernando, surtout depuis que je travaille à la piscine. Même s’il faut dire que je lui préfère le blouson et le jean, le fait qu’il renfile tous les jours son maillot de bain pour venir à la piscine me force à éprouver pour lui une certaine fascination, quant à la motivation dont il témoigne à l’idée de se noyer dans des eaux où reposent verrues plantaires, croûtes, boutons, pipi de petits et grands (et vieux), pansements, crachats ou autres petites choses délicieuses que l’on peut trouver aisément dans un bassin et qui rapidement peuvent se retrouver gobées. Puis, nous voyant donc quasi-quotidiennement, Fernando s’approcha un jour de moi et nous parlâmes tous deux – et ne dites pas que j’ai failli à mon boulot de surveillance, je vous prie ! Et moi de lui demander, non sans une courte hésitation, pourquoi tant d’acharnement à venir tous les jours goûter cette même eau. Il m’explique alors qu’il y a longtemps, alors qu’il conduisait sa moto sous l’emprise d’alcool (une brune) et d’un pet’ (…un pet’), à l’approche d’une pancarte, il perdit le contrôle de sa machine et se retrouva projeté contre une barrière en fer forgé, dans laquelle sa jambe resta bloquée. Si Fernando, lui, n’est pas coincé en parlant de ce sujet, je le suis un minimum pour lui car, c’est bien connu, deux jambes valent quand-même mieux qu’une. Il poursuit et me dit qu’il sera hospitalisé deux mois au Centre Hospitalier Robert Bisson de Lisieux, avant d’être transféré pour une durée de douze mois à Garches, près de Paris. Pour revenir à la piscine, Fernando s’y rend tous les jours afin de se détendre les articulations, lesquelles souffrent beaucoup lorsqu’il se déplace, s’appuyant davantage sur sa jambe valide que sur celle meurtrie par l’accident.

Certes, boire et fumer ne rendent pas spécialement intelligent, dans lequel cas où ça se saurait très largement, mais tout cela pour dire que l’on pourra se plaindre autant qu’on voudra, les victimes de la société aujourd’hui sont également toutes celles et tous ceux que l’on oublie, que l’on ne méprise pas du tout mais ceux qui nous laissent indifférent, finalement. Les victimes de cette société sont aussi ces femmes, ces hommes qui, au fil des années, au fil du temps, voient leur vie condamnée et réduite à une mobilité réduite, dans un champ des possibles réduit dû à un accès réduit sinon exclusif à certaines infrastructures. Les victimes de cette société sont ces gens qui ont un cœur et qui, par un excès d’adoration pour la vie, se sont sentis invincibles à un moment donné et le regrettent aujourd’hui, et ce, jusqu’à leur dernier souffle saccadé par l’effort produit pour bouger de quelques centimètres. Les victimes de cette société sont ces personnes qui disposent des mêmes droits que les personnes valides mais qui ne peuvent en user en raison d’un aménagement du territoire, des villes, des rues et des campagnes qui les prive de ce que tout humain apprécie, et qui semble être l’une de ses principales libertés : celle de se mouvoir. Et cela m’émeut.

*MNS : Maître Nageur Sauveteur

Victor Penin

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